Tout en parlant, je fouillais le corps. Pas de bourse ni de trousse. J’ai glissé la main dans ses poches avec précaution. Comme d’habitude, à l’instant de la mort, les sphincters s’étaient relâchés. Mais pas trop, Dieu merci ! Il avait juste mouillé un peu son pantalon. Dans les poches de son blouson, j’ai trouvé le plus important : son portefeuille, son buzzer, ses papiers d’identité, ses cartes de crédit, enfin tout le bazar qui atteste l’existence de l’homme moderne. J’ai pris le portefeuille et le brûleur Raytheon, et j’ai décidé de virer tout le reste. Puis j’ai fait danser ces ridicules menottes au bout de mes doigts en demandant :
— Vous avez une solution spéciale pour le métal ou bien est-ce que je dois mettre ce truc avec le cadavre ?
Ian réfléchissait toujours.
— Ian, a dit doucement Georges, je crois que tu devrais accepter l’aide de Marj. Il est évident qu’elle est experte.
— D’accord, Georges : prends-le par les pieds.
Les deux hommes ont soulevé le corps du flic et se sont dirigés vers le bain. Je les ai précédés et j’ai jeté l’arme, le portefeuille et les menottes de ce cher Dickey sur mon lit, dans ma chambre, et Janet y a ajouté son chapeau. Je me suis ensuite déshabillée en courant et je me suis précipitée dans le bain. Nos hommes étaient déjà arrivés.
— Marj, a dit Ian, on va s’en charger, Georges et moi. Inutile que tu te mettes toute nue.
— D’accord. Mais il faut le laver. Je sais ce que je dois faire. Et pour ça, il vaut mieux que je me déshabille. Ensuite, je prendrai une douche.
Ian a eu l’air perplexe.
— Bon sang ! il n’y a qu’à le laisser comme ça.
— Moi, je veux bien, mais vous ne voudrez plus vous servir de ce bain jusqu’à ce que l’eau ait été changée et le fond soigneusement récuré. Non, je crois que nous gagnerons du temps en nettoyant le cadavre. A moins que… (Janet venait juste de nous rejoindre.) Janet, tu m’as dit qu’il était possible de vider toute cette eau dans un réservoir de récupération. Ça prend combien de temps ? Pour le cycle complet, je veux dire.
— Une heure. C’est une petite pompe.
— Ian, je peux nettoyer notre cadavre en dix minutes si vous vous chargez de le déshabiller et de le mettre sous la douche. Et ses vêtements ? Est-ce que vous disposez d’un moyen pour les détruire ou bien allons-nous les mettre aux oubliettes avec le corps ?
A partir de là, tout est allé assez vite. Ian m’a aidée efficacement et ils m’ont laissée conduire les opérations. Janet s’est déshabillée, elle aussi, et elle a voulu m’aider pour la toilette du cadavre, tandis que Georges emportait les vêtements dans leur buanderie et que Ian s’enfonçait sous l’eau, en direction du tunnel, afin de procéder aux préparatifs nécessaires.
Au début, je n’avais pas voulu que Janet m’aide, tout simplement parce que j’avais reçu une formation de contrôle psychique, ce qui n’était pas son cas. Mais elle se montra très solide. Elle pinça seulement le nez une ou deux fois, mais elle ne tourna pas de l’œil. A deux, tout se passa plus vite.
Georges revint bientôt avec les vêtements du mort encore humides. Janet les mit dans un sac en plastique et aspira l’air. Ian réapparut dans le bassin, brandissant une corde solide. Les deux hommes la passèrent sous les aisselles de notre policier qui disparut dans les secondes suivantes.
Vingt minutes après, nous étions propres et secs, et il ne restait pas la moindre trace du lieutenant Dickey dans la maison. Janet était allée dans « ma » chambre pendant que je transférais ce que j’avais pris dans le portefeuille de Dickey dans la ceinture de plastique qu’elle m’avait donnée. Il y avait de l’argent et deux cartes de crédit de l’American Express et de Maple Leaf.
Janet ne me fit pas la moindre remarque à propos de « détrousseurs de cadavres ». De toute façon, je n’en aurais tenu aucun compte. Dans la crise que nous vivions, il était peut-être encore plus difficile de vivre sans argent ni carte de crédit. Presque impossible. Janet est d’ailleurs venue me rejoindre un instant après avec une somme en liquide deux fois supérieure à celle que je venais de récupérer sur Dickey.
— Tu sais que je n’ai pas la moindre idée de la manière dont je vais te rembourser, lui ai-je dit. Ni quand, d’ailleurs.
— Je m’en doute. Marj, je suis riche, tu sais. Je n’ai jamais connu que l’argent. Écoute, chérie : un homme pointait son arme sur moi… et tu l’as attaqué à mains nues. Est-ce que tu crois que je peux te rembourser ça ? Mes deux époux étaient présents, mais c’est toi qui l’as neutralisé.
— Il ne faut pas prendre les choses comme ça à propos de tes hommes, Janet. Ils n’ont pas été conditionnés comme moi.
— Ça, c’est évident. J’aimerais bien que tu m’en parles plus longuement un de ces jours. Tu crois que tu as des chances de passer au Québec ?
— Suffisamment, si Georges décide de partir.
— C’est ce que je pensais. (Elle me tendit encore un peu plus d’argent.) Je n’ai pas beaucoup de francs québécois ici. Mais voilà…
Les hommes sont revenus à cet instant. J’ai regardé mon doigt, puis le mur.
— Il y a quarante-sept minutes que je l’ai tué. Il n’est plus en contact avec son quartier général depuis une heure, plus ou moins. Georges, je crois que je vais essayer de piloter le flotteur de la police. A moins que tu ne viennes avec moi. Est-ce que tu t’es décidé ? Ou bien vas-tu attendre ici qu’ils viennent t’arrêter de nouveau ? De toute façon, je dois partir maintenant.
— Partons tous ! lança soudain Janet.
— Super ! ai-je dit avec un grand sourire.
— Janet… tu veux vraiment partir ? a demandé Ian.
— Je… (Elle s’est interrompue.) Non, je ne peux pas. Il y a Maman Chat et ses chatons. Black Beauty, Démon, Star et Red. Bien sûr, on pourrait fermer la maison. Elle est à l’épreuve de l’hiver et elle peut fonctionner sur un seul faisceau d’énergie. Mais il faudrait au moins un jour ou deux pour prendre les dispositions nécessaires. Je ne peux quand même pas tous les abandonner !
Il n’y avait rien à répondre à ça. Alors je n’ai rien dit. Le tréfonds de l’enfer est réservé à ceux qui abandonnent les chats. Le Patron dit à ce propos que je suis ridiculement sentimentale, et je pense qu’il a raison.
Nous sommes sortis. Le jour commençait à décliner et j’ai pris brusquement conscience que j’étais arrivée là moins d’une journée auparavant. Cela m’avait paru un mois. Grands dieux, me dis-je, il y a seulement vingt-quatre heures, j’étais en Nouvelle-Zélande. Cela me semblait tout à fait incongru.
Le véhicule de la police était posé dans le potager de Janet, ce qui lui amena quelques commentaires dont je ne l’aurais pas crue capable. Il avait la forme d’une huître typique des antigravs non spatiaux, et à peu près les dimensions de notre fourgon familial de South Island. Mais cette évocation ne me rendit pas triste. Janet et ses hommes, ainsi que Betty et Freddie, avaient largement remplacé le groupe Davidson dans mon cœur. La donna è mobile… C’était mon slogan pour l’heure. Mais j’avais furieusement envie de retrouver le Patron. L’image du père ? Peut-être… Mais les théories psys ne me passionnent pas particulièrement.
— Laissez-moi jeter un coup d’œil à cette caisse avant que vous décolliez, a dit Ian. Vous pourriez vous faire très mal si elle s’écrasait. (Il a ouvert le cockpit et s’est installé aux commandes.) Bon, vous pouvez flotter avec ça si vous en avez envie. Mais je dois vous dire quelque chose. Il est équipé d’un transcepteur d’identification. Et presque certainement d’une balise active, quoique je n’arrive pas à la trouver. Sa réserve d’énergie est au tiers. Si vous envisagiez de faire route sur le Québec, laissez tomber. Et je crois aussi que vous ne pouvez pas espérer maintenir l’étanchéité de l’habitacle à plus de douze mille mètres. J’ai gardé le pire pour la fin : le terminal appelle en permanence le lieutenant Dickey.
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