« Et maintenant… non, cela ne peut pas être uniquement mon imagination… le monde est vide. Totalement désert. L’impression d’écouter une radio qui tombe soudain en panne. Le ciel a retrouvé sa limpidité. Le réseau de brume s’est évanoui. Quel sera le prochain monde qu’il visitera, Karellen ? Y serez-vous pour le servir une fois de plus ?
« C’est curieux… rien de ce qui m’entoure n’a changé. J’ignore pourquoi, mais je m’étais figuré que d’une façon ou d’une autre…
Jan s’interrompit. Il ne trouvait plus ses mots. Il ferma les yeux pour s’efforcer de recouvrer son empire sur soi. Ce n’était pas le moment de céder à la panique. Il avait un devoir à accomplir. Envers l’Homme et envers Karellen.
Quand il reprit la parole, il commença d’abord par s’exprimer avec la lenteur d’un rêveur qui se réveille :
— Les édifices qui m’entourent… le sol… les montagnes… tout est comme du verre… je vois à travers. La Terre est en train de se dissoudre. Je ne pèse presque plus rien. Vous aviez raison : ils ont fini de jouer avec leurs joujoux.
« Il ne reste plus que quelques secondes. Les montagnes se sont volatilisées comme des fumées. Adieu, Karellen. Adieu, Rashaverak. J’ai de la peine pour vous. Bien que je sois incapable de comprendre ce dont j’ai été témoin, j’ai vu ce qu’est devenue ma race. Tout ce que nous avons accompli s’en est allé vers les étoiles. Peut-être était-ce cela que les anciennes religions essayaient de dire. Mais elles se trompaient du tout au tout. Elles attachaient une importance capitale à l’humanité alors que nous n’étions qu’une espèce parmi… savez-vous combien d’autres espèces ? Et pourtant, nous sommes devenus quelque chose que vous ne pourrez jamais être.
« La rivière n’existe plus. Mais le ciel est toujours le même. C’est drôle de voir la lune qui brille encore là-haut. Je suis content qu’ils l’aient laissée, mais quelle solitude maintenant !…
« La lumière ! Elle vient d’en bas… de l’intérieur de la Terre… elle sourd à travers le roc, le sol, tout… de plus en plus brillante, éblouissante, aveuglante…
Les énergies captives du noyau du globe se libérèrent dans une silencieuse explosion de lumière quand il céda. Pendant un court moment, les ondes gravifiques balayèrent le système solaire, modifiant imperceptiblement les orbites des planètes. Puis les enfants du Soleil – ceux qui restaient – reprirent leurs anciennes trajectoires, tels des bouchons flottant sur un lac placide ridé par les ondes infimes déclenchées par la chute d’une pierre.
Rien ne demeurait de la Terre. Ils avaient pompé jusqu’aux derniers atomes qui la constituaient. Elle les avait nourris pendant les impétueux moments de leur inconcevable métamorphose comme la substance enclose dans un épi nourrit la toute jeune plante qui se hausse vers le soleil.
À six mille millions de kilomètres au delà de l’orbite de Pluton, l’écran devant lequel Karellen était assis s’obscurcit brusquement. Enregistrement terminé, mission remplie. Le Superviseur regagnait le monde qu’il avait quitté depuis si longtemps. Le poids des siècles l’accablait et la logique était impuissante à chasser la tristesse qui l’écrasait. Ce n’était pas sur l’Homme qu’il pleurait, mais sur sa propre race que des forces qu’elle ne pourrait jamais vaincre interdiraient à jamais d’accéder à la grandeur.
En dépit de leurs prouesses, songeait Karellen, en dépit de la maîtrise qu’ils avaient acquise de l’univers physique, ses semblables n’étaient qu’une peuplade qui avait passé toute son existence sur une plaine morne et poussiéreuse. Très loin se dressaient les montagnes, siège de la puissance et de la beauté, où le tonnerre folâtrait au-dessus des glaciers, où l’air était pur et âpre. Là-haut le soleil transfigurait les cimes de son éclat sublime alors que, en bas, les ténèbres recouvraient la vallée. Et l’on ne pouvait que contempler et admirer ces sommets sans espoir de jamais les gravir.
Karellen savait pourtant que son peuple persévérerait jusqu’à la fin, tenacement, qu’il attendrait sans désespoir le destin qui était le sien. Il continuerait d’être le serviteur du Maître Esprit, mais sans perdre son âme.
Un éclair rouge fusa brièvement sur le grand écran de contrôle. Presque sans s’en rendre compte, Karellen déchiffra le message de ses fluctuations. La nef franchissait la frontière du système solaire.
Karellen leva la main et l’image changea. Une étoile flamboyait, solitaire, au centre de l’écran. À cette distance, personne n’aurait pu dire que le soleil avait possédé des planètes ou que l’une d’elles avait disparu. Il resta longtemps à contempler le gouffre qui s’élargissait rapidement tandis que d’innombrables souvenirs s’éveillaient dans les dédales de son vaste esprit. Il salua silencieusement les hommes qu’il avait connus, ceux qui avaient essayé de faire obstruction comme ceux qui l’avaient aidé dans sa tâche.
Personne n’osait le déranger ni interrompre sa méditation. Enfin, il pivota sur lui-même, tournant le dos au soleil qui s’amenuisait.
FIN