L’âme des Suzerains s’y attardait. Les instruments continuaient de fonctionner, obéissant aux ordres de leurs maîtres en allés. Et Jan se demanda ce qu’il pouvait ajouter aux informations lancées dans le gouffre de l’espace qu’ils collectaient.
Il s’installa aussi confortablement que possible dans le vaste fauteuil. Le micro, déjà branché, n’attendait plus que lui. L’équivalent d’une caméra de télévision était certainement en train de l’épier, mais il ne put la localiser.
Derrière la console hérissée d’accessoires incompréhensibles, les larges fenêtres donnaient sur la nuit étoilée. On apercevait une vallée endormie sous la lune et une lointaine chaîne de montagnes. Une rivière coulait, dessinant ses méandres au fond de la cuvette. Ici et là scintillaient ses remous. Un paysage ineffablement paisible ! Un décor qui sans nul doute était celui de la naissance de l’Homme.
Karellen attendait dans les profondeurs de l’espace à des millions et des millions de kilomètres de la Terre. La nef des Suzerains s’éloignait presque à la même vitesse que les messages que Jan lui enverrait. C’était une idée étrange. Presque à la même vitesse – mais pas tout à fait. Ce serait une longue course-poursuite, mais les messages finiraient par atteindre le Superviseur. Ainsi paierait-il sa dette envers les extraterrestres.
Quelle était dans ce projet la part de la planification calculée et celle de la brillante improvisation ? Karellen avait-il volontairement laissé Jan prendre l’espace pas loin d’un siècle auparavant afin qu’il puisse, à son retour, jouer le rôle qui lui était maintenant dévolu ? Non, c’était une hypothèse par trop fantastique. Il n’empêche que Jan était convaincu que le Superviseur avait ourdi une immense et délicate machination. Tout en le servant, il étudiait le Maître Esprit avec tous les instruments à sa disposition. Et la curiosité scientifique n’était sans doute pas son seul mobile : peut-être que les Suzerains rêvaient de s’affranchir un jour de la servitude particulière à laquelle ils étaient soumis – le jour où ils connaîtraient suffisamment les pouvoirs dont ils étaient les esclaves.
Que ce à quoi allait à présent s’astreindre Jan pût parfaire leur savoir était difficile à admettre. « Dites-nous ce que vous verrez – telles avaient été les instructions qu’il avait reçues de Rashaverak. Les images que vos yeux percevront seront enregistrées par nos caméras. Mais les messages captés par votre cerveau sont peut-être très différents et pourront nous apprendre beaucoup de choses. »
Eh bien, il ferait de son mieux. Il se pencha sur le micro :
— Toujours rien à signaler. J’ai vu s’éteindre le sillage de votre nef dans le ciel il y a quelques minutes. La lune est presque à son plein et près de la moitié de la face qui nous était familière ne regarde plus la Terre. Mais je suppose que vous le savez déjà.
Jan se tut. Il se sentait un peu bête. Tout cela était incongru, vaguement absurde, même. À l’heure où l’histoire tout entière parvenait à son apogée, il parlait comme un reporter commentant une course de chevaux ou un combat de boxe. Il haussa les épaules et chassa cette pensée. L’emphase avait probablement toujours fait plus ou moins escorte au sublime – et il était indéniable que personne, hormis lui, ne pouvait être sensible à sa présence.
— Il y a eu trois légères secousses au cours de l’heure écoulée, enchaîna-t-il. Leur maîtrise de la rotation de la Terre est sûrement sensationnelle, mais elle n’est pas tout à fait parfaite… Je crois, Karellen, que je vais avoir beaucoup de mal à vous fournir des détails autres que ceux que vous transmettent vos instruments. Il aurait peut-être mieux valu que vous m’ayez donné une idée de ce qui doit arriver et que vous m’ayez dit combien de temps je risque d’attendre. S’il n’y a rien de nouveau, je vous ferai un rapport dans six heures, comme convenu…
« Allô ! Ils avaient sûrement attendu votre départ. Les choses commencent à bouger. Les étoiles s’obscurcissent. Comme si un grand nuage se déployait très rapidement devant le ciel. Mais ce n’est pas vraiment un nuage. Cela semble posséder une structure. Je distingue vaguement un réseau de lignes et de bandes qui changent continuellement de configuration. C’est flou. On dirait presque que les étoiles sont prises dans une immatérielle toile d’araignée.
« L’ensemble de ce lacis commence à briller. Des pulsations lumineuses… exactement comme s’il était vivant.
« On dirait que la luminosité glisse vers une région déterminée du ciel. Attendez une minute… je vais regarder par l’autre fenêtre.
« Oui… j’aurais dû le deviner. Je vois un immense pilier ardent, comme un arbre de feu qui s’élève au-dessus de la ligne d’horizon, à l’ouest. Très loin. De l’autre côté du globe. Je sais d’où jaillit cette colonne : ils partent pour se fondre dans le Maître Esprit. La période de probation est terminée : ils laissent les derniers vestiges de matière derrière eux.
« À mesure que la luminescence monte et s’élargit, le réseau devient plus tangible, moins flou. Par endroits, il a presque l’air solide. Et pourtant, les étoiles luisent encore faiblement au delà.
« Je viens de réaliser que ce que j’ai vu fuser sur votre planète, Karellen, ressemblait beaucoup à cela, même si ce n’est pas exactement la même chose. Était-ce un fragment du Maître Esprit ? Je suppose que vous m’avez caché la vérité pour que je n’aie pas d’idées préconçues, pour que je sois un observateur non prévenu et objectif. J’aimerais savoir ce que vos caméras vous montrent pour le comparer avec ce que mon esprit imagine que je vois !
« Est-ce de cette façon qu’il vous parle, Karellen ? Par l’intermédiaire de couleurs et de formes comme celles-là ? Je me rappelle les écrans de contrôle de votre vaisseau parcourus de motifs mouvants. C’était un langage visuel que vos yeux déchiffraient.
« Maintenant, cela ressemble tout à fait à une aurore boréale dont les voiles s’agitent et palpitent devant les étoiles. Mais oui ! Je suis sûr que c’est cela – une gigantesque tempête aurorale ! Tout le paysage en est illuminé. Il fait plus clair qu’en plein jour… le ciel est un chaos de rouges, de verts et d’ors tumultueux qui jouent aux quatre coins… Oh ! il n’y a pas de mots… quelle injustice que je sois le seul à pouvoir jouir de ce spectacle… je n’avais jamais pensé que de telles couleurs…
« La tempête s’apaise mais le réseau fantôme est toujours là. À mon avis, ce phénomène n’était que le sous-produit du déchaînement d’énergie qui se donne libre cours aux frontières de l’espace…
« Un instant ! Je viens de remarquer quelque chose d’autre. Mon poids diminue. Qu’est-ce que cela veut dire ? Je viens de lâcher un crayon. Il tombe lentement. La gravité s’est modifiée… un vent violent se lève… je vois les arbres agiter leurs branches dans la vallée.
« Évidemment… c’est l’atmosphère qui s’échappe. Des bouts de bois, des pierres s’élèvent dans le ciel, presque comme si la Terre elle-même essayait de les suivre dans l’espace. L’ouragan chasse devant lui un épais nuage de poussière. J’ai du mal à voir… peut-être cela s’éclaircira-t-il dans un moment.
« Oui, cela va mieux. Tout ce qui n’était pas fixe a été arraché. Les nuages de poussière se sont dissipés. Je me demande combien de temps ce bâtiment tiendra encore. Et je commence à avoir de la difficulté à respirer. Il faut que je tâche de parler moins vite.
« Je vois à nouveau clair. La grande colonne de flammes est toujours là, mais elle se resserre, elle se rétrécit, s’étrangle… elle ressemble à l’entonnoir d’une tornade prêt à se perdre dans les nuages. Et… oh ! c’est malaisé à décrire. Une puissante vague d’émotion vient de me balayer. Ce n’était ni de la joie ni de la tristesse… un sentiment d’accomplissement, de plénitude. L’ai-je imaginé ou est-ce venu de l’extérieur ? Je ne sais pas.
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