— Nous avons besoin de repos.
Kaye et le bébé dormaient déjà. Chambers l’informa qu’ils allaient rester deux jours à la clinique. Mitch demanda qu’on lui installe un lit de camp dans la chambre, mais Felicity et Sue lui assurèrent que c’était inutile.
— Rentrez chez vous et reposez-vous, insista Sue. Tout ira bien.
Mitch dansa d’un pied sur l’autre.
— On m’appellera s’il y a un problème ?
— Bien sûr, dit Mary Hand, une pile de draps dans les bras.
— Deux de mes amis monteront la garde devant la clinique, dit Jack.
— Je souhaiterais passer la nuit ici, intervint Felicity. Je tiens à les examiner demain.
— Venez donc chez nous, suggéra Jack.
Mitch regagna la Toyota, les jambes flageolantes.
Arrivé à la caravane, il dormit tout l’après-midi et toute la soirée. Le crépuscule tombait quand il se réveilla. Il se mit à genoux sur le lit et contempla par la fenêtre les buissons, les rochers et les lointaines collines.
Puis il se doucha, se rasa, s’habilla. Chercha des vêtements et des objets dont Kaye et le bébé risquaient d’avoir besoin.
Se regarda dans la glace.
Pleura.
Gagna la clinique à pied, dans la lumière enchanteresse. L’air pur, limpide, portait des odeurs de sauge, d’herbe, de poussière et d’eau vive. Il passa près d’une maison devant laquelle quatre hommes s’affairaient à extraire le moteur d’une vieille Ford, à l’aide d’un chêne et d’une poulie. Ils le saluèrent d’un hochement de tête, s’empressèrent de détourner les yeux. Ils savaient qui il était ; ils savaient ce qui s’était passé.
Sa personne comme l’événement les mettaient mal à l’aise. Il pressa le pas. Ses sourcils le démangeaient, ses joues aussi. Le masque ne tenait presque plus. Il allait bientôt tomber. Il sentait sa langue frôler ses muqueuses ; elle avait changé. Sa tête aussi.
Plus que tout, il voulait revoir Kaye et le bébé, la fille, sa fille, pour s’assurer que tout ceci était bien réel.
Arlington, Virginie
La réception s’étalait sur la plus grande partie du parc de deux mille mètres carrés. Le temps était chaud et brumeux, le ciel tantôt dégagé, tantôt voilé de nuages. Mark Augustine passa quarante minutes aux côtés de sa nouvelle épouse, saluant les invités en file indienne d’une poignée de main et, parfois, d’une étreinte polie. Sénateurs et membres du Congrès déambulaient en devisant. Des hommes et des femmes en livrée noir et blanc unisexe arpentaient la pelouse tondue, aussi verte qu’un terrain de golf, distribuant champagne et petits-fours. Augustine contempla son épouse avec un sourire figé ; il avait conscience de ses émotions : l’amour, le soulagement, une sensation de réussite tempérée par une légère froideur. Le visage qu’il affichait au bénéfice des invités et des quelques journalistes sélectionnés par tirage au sort était calme, aimant, responsable.
Toutefois, une idée lui avait taraudé l’esprit durant toute la journée, et même lors de la cérémonie. Il avait bafouillé en prononçant ses vœux, pourtant tout simples, déclenchant l’hilarité discrète des premiers rangs.
Certains bébés survivaient à leur naissance. Dans les hôpitaux mis en quarantaine, dans les cliniques communautaires missionnées par la Brigade, et même dans des lieux privés, de nouveaux bébés venaient au monde.
Il avait vaguement envisagé la possibilité de s’être trompé, comme une démangeaison passagère, jusqu’à ce qu’il apprenne que le bébé de Kaye Lang avait survécu, mis au monde par un médecin ayant eu connaissance des bulletins d’alerte émis par le CDC, par l’équipe d’épidémiologistes mise en place suivant ses propres instructions. Procédures spéciales, précautions spéciales ; ces bébés étaient différents.
À ce jour, vingt-quatre bébés SHEVA avaient été déposés dans les cliniques communautaires par des mères célibataires ou des familles ayant échappé à la Brigade.
Des enfants trouvés, anonymes, dont il était désormais responsable.
La file d’attente des invités se résorba. Souffrant le martyre dans ses souliers noirs, il étreignit son épouse, lui murmura quelques mots à l’oreille et fit signe à Florence Leighton de le rejoindre à l’intérieur.
— Que nous a envoyé l’Institut national des allergies et des maladies infectieuses ? s’enquit-il.
Mrs. Leighton ouvrit l’attaché-case qui ne l’avait pas quittée de la journée et lui tendit un fax tout frais.
— J’attendais une occasion de vous parler, dit-elle. Le président a appelé, il vous envoie ses félicitations et veut vous voir ce soir à la Maison-Blanche dès que possible.
Augustine lut le fax.
— Kaye Lang a eu son bébé, dit-il en levant la tête, les sourcils arqués.
— C’est ce que j’ai entendu dire.
Mrs. Leighton arborait une expression professionnelle, attentive, indéchiffrable.
— Nous devrions lui transmettre nos félicitations, dit Augustine.
— Je m’en occupe.
Augustine secoua la tête.
— N’en faites rien. Nous avons toujours une politique.
— Oui, monsieur.
— Dites au président que je le verrai à huit heures.
— Et Alyson ? demanda Mrs. Leighton.
— Elle m’a épousé, n’est-ce pas ? répliqua Augustine. Elle sait à quoi s’attendre.
Comté de Kumash, est du Washington
Soutenue par Mitch, Kaye arpentait la chambre pour faire un peu d’exercice.
— Comment allez-vous l’appeler ? demanda Felicity.
Elle était assise sur l’unique chaise et berçait doucement le bébé dans ses bras.
Kaye tourna vers Mitch des yeux interrogateurs. À l’idée de donner un nom à son enfant, elle se sentait vulnérable et prétentieuse, comme si même une mère ne méritait pas ce droit.
— C’est toi qui as fait le plus gros du travail, dit Mitch en souriant. À toi l’honneur.
— Il faut que nous soyons d’accord.
— Je t’écoute.
— C’est une nouvelle sorte d’étoile.
Les jambes de Kaye étaient encore chancelantes. Son estomac lui semblait flasque et à vif, la douleur entre ses jambes lui donnait parfois la nausée, mais elle se rétablissait vite. Elle s’assit au bord du lit.
— Ma grand-mère s’appelait Stella, dit-elle. C’est-à-dire « étoile ». Je pense que nous devrions l’appeler Stella Nova.
Mitch prit le bébé des mains de Felicity.
— Stella Nova, répéta-t-il.
— Un nom qui exprime le courage, commenta Felicity. Ça me plaît.
— Ce sera le sien, dit Mitch en rapprochant le bébé de son visage.
Il huma le sommet de son crâne, la riche odeur, chaude et humide, de ses cheveux. Elle avait le parfum de sa mère, plus un autre. Il sentit des émotions cascader en lui et se mettre en place, bâtissant de robustes fondations.
— Elle focalise l’attention même quand elle est endormie, dit Kaye.
À demi consciente, elle porta une main à son visage et en ôta un lambeau de masque, révélant une parcelle de peau neuve, rose et tendre, rayonnante de minuscules mélanophores.
Felicity vint se pencher sur elle pour l’examiner de près.
— Je n’arrive pas à y croire, dit-elle. C’est à moi que l’on fait un honneur.
Stella ouvrit les yeux et frissonna, comme prise de panique. Elle gratifia son père d’un long regard intrigué, puis se mit à pleurer. Fort et de façon inquiétante. Mitch s’empressa de la tendre à Kaye, qui écarta un pan de sa blouse. Le bébé s’installa et cessa de pleurer. Kaye savoura une nouvelle fois la cérémonie de l’allaitement, la sensualité des lèvres de son enfant sur son sein. Stella garda les yeux fixés sur sa mère, puis tourna la tête sans lâcher le mamelon pour les poser sur Felicity et sur Mitch. Celui-ci se sentit fondre en voyant ses pupilles mordorées.
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