Sue faisait manger un peu de glace à Kaye et elles échangeaient quelques murmures. Comme elles semblaient tenir à leur intimité, Mitch s’éloigna, d’autant plus qu’il avait besoin de faire le tri dans ses émotions.
Il alla dans le salon. Jack était assis devant la vieille table de jeu, contemplant une pile de National Geographic. L’éclairage fluorescent projetait sur toute chose un éclat bleu et glacé.
— Vous avez l’air en pétard, constata-t-il.
— Tout juste s’ils n’ont pas déjà signé le certificat de décès, répliqua Mitch d’une voix tremblante.
— Ouais. Sue et moi avons décidé qu’elle accoucherait à la maison. Sans docteurs.
— Chambers pense que c’est dangereux.
— Peut-être, mais ça s’est déjà fait.
— Quand ça ?
— Dans vos rêves. Les momies. Il y a des milliers d’années.
Mitch s’assit à côté de Jack et posa la tête sur la table.
— Ça s’est très mal passé.
— Racontez-moi.
Mitch lui décrivit son dernier rêve. Jack l’écoutait attentivement.
— Difficile à encaisser, commenta-t-il. Je n’en parlerai pas à Sue.
— Dites-moi quelque chose pour me réconforter, suggéra Mitch avec ironie.
— J’ai essayé de rêver pour savoir ce que je dois faire. Je ne rêve que de grands hôpitaux et de grands docteurs en train de tripoter Sue. Le monde de l’homme blanc se met en travers de ma route. Je ne sers donc à rien. (Il se gratta les sourcils.) Personne n’est assez vieux pour savoir ce qu’il faut faire. Mon peuple est sur cette terre depuis toujours. Mais mon grand-père m’affirme que les esprits n’ont rien à dire. Ils ne se rappellent pas, eux non plus.
Mitch poussa le tas de magazines. L’un d’eux glissa et tomba par terre avec un bruit sec.
— Ça n’a pas de sens, Jack.
Kaye s’allongea et regarda Chambers lui fixer le moniteur fœtal. Le rythme régulier de la bande de la machine, placée près du lit, lui apporta une confirmation, une couche supplémentaire d’assurance.
Mitch revint avec une glace à la fraise dont il défit l’emballage. Elle avait vidé son bol et l’accepta avec reconnaissance.
— Aucun signe de Galbreath, dit-il.
— On se débrouillera. Cinq centimètres pour le moment. Et tout ça pour une seule mère.
— Mais quelle mère !
Mitch se mit à lui masser les bras, évacuant une partie de sa tension, puis passa aux épaules.
— La mère de toutes les mères, murmura-t-elle alors que survenait une nouvelle contraction. (Elle serra les dents sur le bâtonnet.) Une autre glace, s’il te plaît, grogna-t-elle.
Kaye connaissait par cœur le moindre centimètre carré du plafond. Elle se leva avec un luxe de précautions et fit le tour de la chambre, agrippant la table roulante en métal sur laquelle reposait l’équipement du moniteur, traînant les fils derrière elle. Ses cheveux lui semblaient raides, sa peau huileuse, et elle avait mal aux yeux. Mitch leva les yeux de son National Geographic lorsqu’elle se dirigea vers les toilettes. Elle se lava le visage et le trouva devant la porte.
— Ça va, lui dit-elle.
— Si je ne t’aide pas, je vais devenir dingue.
— Inutile.
Kaye s’assit au bord du lit et inspira à fond plusieurs fois. Chambers leur avait dit qu’il reviendrait dans une heure. Mary Hand entra dans la chambre, le visage dissimulé par un masque, pareille à un soldat high-tech prêt à une attaque aux gaz, et demanda à Kaye de s’allonger. La sage-femme l’examina. Elle eut un sourire béat, et Kaye se dit : Bien, je suis prête, mais l’autre secoua la tête.
— Toujours cinq centimètres. C’est bien. Votre premier bébé.
Le masque étouffait sa voix.
Kaye fixa de nouveau le plafond et encaissa une nouvelle contraction. Mitch l’encouragea à respirer fort jusqu’à ce que ça passe. Elle avait horriblement mal au dos. L’espace d’un instant d’amertume, alors que la contraction prenait fin, elle se sentit piégée, furieuse, et se demanda ce qui se passerait si tout tournait mal, si elle mourait, si le bébé survivait à la naissance pour se retrouver orphelin, si Augustine avait raison, si son bébé et elle étaient une source de terribles maladies. Pourquoi n’y a-t-il pas eu de confirmation ? s’interrogea-t-elle. Pourquoi la science n’a-t-elle pas tranché, dans un sens ou dans l’autre ? Elle régula son souffle pour se calmer et tenta de se reposer.
Quand elle rouvrit les yeux, Mitch somnolait sur une chaise à son chevet. La pendule affichait minuit. Je vais passer l’éternité dans cette chambre.
Elle avait encore envie d’aller aux toilettes.
— Mitch, appela-t-elle.
Aucune réaction. Elle chercha du regard Sue ou Mary Hand, mais il n’y avait que son mari dans la chambre. Le moniteur bipait régulièrement.
— Mitch !
Il sursauta, se leva et, encore ensommeillé, l’aida à se rendre aux toilettes. Elle avait voulu se soulager avant de partir à la clinique, mais son corps avait refusé de coopérer et cela l’inquiétait. Son état lui inspirait un mélange de colère et d’émerveillement. Le corps prenait les commandes, mais elle se demandait s’il savait ce qu’il faisait. Je suis mon corps. L’esprit est une illusion. La chair est déconcertée.
Mitch faisait les cent pas dans la chambre, sirotant l’infâme café de la clinique. L’éclat bleu des lumières fluorescentes était gravé dans sa mémoire. Il avait l’impression de n’avoir jamais vu le soleil. Ses sourcils le démangeaient atrocement. Va dans la grotte. Hiberne, et elle accouchera pendant que nous dormirons. C’est comme ça que font les ours. Les ours évoluent pendant leur sommeil. C’est mieux ainsi.
Sue vint tenir compagnie à Kaye pendant qu’il faisait une pause. Il sortit et se planta sous le ciel étoilé. Même dehors, dans ce lieu presque désert, il y avait un réverbère pour l’aveugler et pour rogner l’immensité de l’univers.
Mon Dieu, j’ai parcouru un si long chemin, mais rien n’a changé. Je suis marié, je vais être père, et je suis toujours chômeur, je vis toujours grâce à…
Il chassa ces idées, agita les mains, s’ébroua pour se débarrasser de la nervosité induite par le café. Ses pensées vagabondaient, de sa première expérience sexuelle – il avait eu peur d’engrosser cette fille – aux conversations qu’il avait eues avec le directeur du muséum Hayer avant d’être viré, puis à Jack, qui s’efforçait de voir les événements de son point de vue d’Indien.
Mitch n’avait pas d’autre point de vue que scientifique. Toute sa vie durant, il s’était efforcé d’être objectif, de se distancier de l’équation, d’examiner d’un œil détaché les résultats de ses fouilles. Il avait troqué des fragments de sa vie contre des aperçus probablement erronés sur la vie des morts. Jack croyait en un cercle de vie où personne n’était jamais vraiment isolé. Mitch ne pouvait en faire autant. Mais il espérait que Jack avait raison.
L’air sentait bon. Il regretta que Kaye ne puisse sortir et partager ce parfum avec lui, puis un pick-up passa non loin de là, et il sentit une odeur d’huile chaude et de gaz d’échappement.
Kaye s’assoupissait entre deux contractions, mais seulement pour quelques minutes. Deux heures du matin, et toujours cinq centimètres. Avant sa petite sieste, Chambers était venu l’examiner, se fendant d’un sourire rassurant après avoir regardé le moniteur.
— On pourra bientôt essayer la pitocine. Ça accélérera les choses. On appelle ça le Bardahl du bébé, déclara-t-il.
Mais Kaye ne comprit pas cette remarque, ignorant ce qu’était le Bardahl.
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