Il la porte sur la neige poudreuse, et ses pieds sont engourdis comme des bûches. Elle s’endort quelque temps et ne dit plus rien. Quand elle se réveille, elle pleure et tente de se pelotonner dans ses bras. Alors que la lueur dorée du crépuscule inonde les sommets rocheux et enneigés, il la regarde et s’aperçoit que les poils soigneusement taillés de ses tempes et de ses joues, là où le masque ne les recouvre pas, que tous ses poils sont ternes et sales, sans vie. Elle a l’odeur d’un animal sur le point de mourir.
Il aborde des terrasses rocheuses couvertes d’une neige fraîche et glissante. Puis il marche le long d’une crête enneigée et descend en glissant, sans lâcher sa femme. Il se relève une fois en bas, s’oriente grâce aux parois plates de la montagne et se demande soudain pourquoi tout cela lui semble si familier, comme s’il s’y était entraîné sans répit avec les maîtres chasseurs durant la saison des chèvres.
C’était une époque heureuse. Il y songe en franchissant la dernière étape avec sa femme.
Il utilisait l’atlal [23] «Propulseur» en langue nahuatl (peuple amérindien). Dispositif permettant d’accroître la vitesse initiale et donc la portée ou la force de pénétration d’un projectile. Le propulseur prolonge le bras humain et multiplie sa force. D’après Wikipedia. (N.d.Scan.)
à lapins, le plus petit des bâtons de jet, depuis son enfance, mais on ne lui avait permis de porter l’atlal à bison et à élan que lorsque les maîtres chasseurs itinérants étaient venus au village, l’année où ses couilles lui avaient fait mal et où il avait perdu de la semence durant son sommeil.
Puis il était parti avec son père, qui appartenait aujourd’hui au peuple des rêves, à la rencontre des maîtres chasseurs. C’étaient des hommes hideux et solitaires, sales, couverts de cicatrices, aux boucles épaisses. Ils n’avaient pas de village, pas de loi, mais allaient d’un lieu à l’autre pour organiser les hommes quand la chèvre, le cerf, l’élan ou le bison étaient prêts à partager leur chair. Certains disaient qu’ils allaient aussi dans les villages des Visages-Plats et les entraînaient à chasser durant une saison, et, en fait, certains des maîtres chasseurs étaient peut-être des Visages-Plats qui dissimulaient leurs traits sous leurs poils. Mais qui aurait osé le leur demander ? Même l’Homme-Taureau s’en abstenait. Quand ils venaient, tout le monde mangeait bien, et les femmes grattaient les peaux, riaient beaucoup, mangeaient des herbes irritantes et buvaient de l’eau toute la journée, et tous pissaient ensemble dans des calebasses de cuir pour tremper les peaux qu’ils mâchaient ensuite. Il était interdit de chasser les grands animaux sans les maîtres chasseurs.
Il arrive devant l’entrée de la caverne. Sa femme pousse des petits gémissements lorsqu’il la pousse et la roule à l’intérieur. Il se retourne. La neige recouvre les gouttes de sang qui marquent leur passage.
Il comprend alors qu’ils sont perdus. Il se baisse, ses larges épaules raclant l’ouverture, et enroule doucement sa femme dans une peau qui recouvrait la viande pendant qu’elle gelait dans la grotte. Puis il s’insinue dans celle-ci, y traîne sa femme, et ressort pour aller chercher de la mousse et des bâtons sous une corniche où il sait qu’ils seront secs. Il espère que sa femme ne sera pas morte à son retour.
Ô mon Dieu, faites que je me réveille. Je ne veux pas voir ça.
Il ramasse assez de bâtons pour faire un petit feu et les rapporte dans la grotte, où il les aligne, puis fait tourner l’un d’eux en veillant à ce que sa femme ne le voie pas. Faire du feu, c’est une affaire d’hommes. Elle dort toujours. Puis, voyant que le feu ne prend pas et qu’il est trop faible pour faire tourner le bâton, il attrape des silex et les frotte. Il passe un long moment à tenter d’embraser la mousse, jusqu’à en avoir les doigts meurtris et engourdis, puis, soudain, l’Oiseau du Soleil ouvre les yeux et déploie ses petites ailes orangées. Il rajoute des bâtons.
Sa femme gémit à nouveau. Elle s’allonge sur le dos et, de sa voix aqueuse, grinçante, lui dit de s’éloigner. C’est une affaire de femmes. Il décide de ne pas l’écouter, comme cela est parfois permis, et l’aide à faire venir le bébé au monde.
Elle souffre beaucoup et fait beaucoup de bruit, et il se demande comment elle peut avoir autant de vie en elle, après avoir perdu autant de sang, mais le bébé arrive vite.
Non. Je Vous en prie, faites que je me réveille.
Il brandit le bébé pour le montrer à sa femme, mais elle a les yeux vides, les cheveux secs et raides. Le bébé ne crie pas, ne bouge pas, même quand il le masse.
Il pose le bébé sur le sol et tape du poing sur la paroi de la grotte. Il pousse un hurlement et se recroqueville contre sa femme, qui ne fait plus un bruit, s’efforce de la tenir au chaud tandis que la fumée emplit la grotte, que les braises virent au gris et que l’Oiseau du Soleil replie ses ailes et s’endort.
Le bébé aurait été sa fille, le cadeau suprême de la Mère des Rêves. Le bébé n’a pas l’air très différent des autres bébés du village, en dépit d’un petit nez et d’un menton pointu. Sans doute serait-il devenu un Visage-Plat en grandissant. Il tente de fourrer de l’herbe sèche dans le trou que le bébé a dans le crâne. Il suppose qu’il a été heurté par le bâton du jeune chasseur. Il prend la peau qui entoure son cou, la plus fine et la plus douce, en enveloppe le bébé et pousse celui-ci au fond de la grotte.
Il se rappelle les gémissements du jeune chasseur quand il lui a piétiné la nuque, mais cela ne le réconforte guère.
Tout est fini. Les grottes servent de tombes depuis les temps de l’Histoire, avant qu’ils aient habité des villages en bois et vécu comme des Visages-Plats, bien que tout le monde dise que les villages en bois ont été inventés par le Peuple. Mourir et être enterré dans une grotte est une vieille coutume, et c’est bien. Le peuple du rêve va trouver le bébé et l’emporter chez lui, d’où il n’aura été absent qu’un bref moment, alors peut-être va-t-il bientôt renaître.
Sa femme devient aussi froide que le roc. Il dispose ses bras et ses jambes, ses peaux et ses fourrures en désordre, relève le masque qui se détache sans peine de son front, scrute ses yeux ternes et aveugles. Il n’a plus assez d’énergie pour la pleurer.
Au bout d’un temps, il a assez chaud pour se passer des peaux, alors il les écarte. Peut-être qu’elle a chaud, elle aussi. Il défait sa femme de ses peaux afin qu’elle soit presque nue, ainsi, le peuple des rêves la reconnaîtra plus facilement.
Il espère que le peuple des rêves de sa famille fera alliance avec le peuple des rêves de la famille de sa femme. Il aimerait être à ses côtés dans le lieu des rêves. Peut-être qu’ils y retrouveront le bébé. Le peuple des rêves est capable de faire son bonheur, il le croit de toutes ses forces.
Peut-être ceci, peut-être cela, peut-être tant de bonheur. Il se réchauffe.
Pendant un temps, il ne déteste plus personne. Il contemple les ténèbres recouvrant le visage de sa femme et murmure des mots-silex, des mots contre la nuit, comme s’il pouvait faire naître un nouvel Oiseau du Soleil. C’est si bon de ne pas bouger. Si chaud.
Puis son père entre dans la grotte et l’appelle par son vrai nom.
Vêtu de son seul short, Mitch se tenait devant la caravane et contemplait la lune, les étoiles au-dessus de Kumash. Il se moucha doucement. L’air de cette fin de nuit était frais et immobile. La sueur qui lui recouvrait la peau sécha doucement, lui arrachant un frisson. Il avait la chair de poule. Quelques cailles s’agitaient dans les buissons, près de la caravane.
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