— Rien de tout cela n’est facile, commenta Mitch.
— Un de ces jours, vous devriez assister à une réunion du Conseil.
— Je vous suis reconnaissant de m’avoir accueilli ici, Jack. Je ne veux fâcher personne.
— Sue pense qu’ils ne se fâcheront peut-être pas en vous rencontrant. Vous êtes un type sympa.
— C’est ce qu’elle m’a assuré il y a plus d’un an.
— Elle prétend que, si je ne me suis pas fâché, les autres ne se fâcheront pas non plus. C’est peut-être vrai. Mais il y a cette vieille Cayuse, Becky. Une adorable grand-mère qui pense que son rôle est de contester tout ce que veulent les tribus. Si elle vous voyait, elle risquerait peut-être de vouloir vous mettre à l’épreuve.
Jack prit un air grincheux et agita l’index.
Mitch éclata de rire.
— Vous pensez qu’il va y avoir des problèmes ? demanda-t-il.
Jack haussa les épaules.
— Nous aurons bientôt une réunion des pères. Rien que les pères. Pas comme dans les cours d’accouchement à la clinique. Ça embarrasse les hommes. Vous venez ce soir ?
Mitch opina.
— Ce sera la première fois que je me montrerai avec ce masque, reprit Jack. Ça va être dur. Certains des nouveaux pères regardent la télé, ils se demandent quand ils retrouveront leur boulot et ils en rendent les femmes responsables.
D’après ce que savait Mitch, il y avait dans la réserve trois couples attendant un bébé SHEVA, plus Kaye et lui-même. La population de la réserve, et donc des Cinq Tribus, se montait à trois mille soixante-douze individus, et l’on dénombrait déjà six naissances SHEVA. Rien que des bébés mort-nés.
Kaye travaillait avec le pédiatre de la clinique, un jeune docteur blanc nommé Chambers, et l’aidait à dispenser des cours pour les futurs parents. Les hommes acceptaient la situation avec un peu plus de lenteur, voire un peu moins de bonne volonté.
— Sue devrait accoucher à peu près en même temps que Kaye. (Jack adopta la position du lotus, un exercice pour lequel Mitch était modérément doué.) J’ai essayé de comprendre ces histoires de gènes, d’ADN et de virus. Ce n’est pas mon langage.
— C’est souvent difficile, admit Mitch.
Il se demanda s’il devait tendre la main et la poser sur l’épaule de Jack. Il savait si peu de chose sur ce peuple dont il étudiait les ancêtres.
— Peut-être serons-nous les premiers à avoir des bébés sains, reprit-il. Les premiers à savoir à quoi ils vont ressembler.
— Je pense que c’est vrai. Ce pourrait être… (Jack s’interrompit et grimaça.) J’allais dire : un honneur. Mais cet honneur n’est pas le nôtre.
— Peut-être pas.
— Pour moi, tout reste éternellement vivant. La Terre entière est peuplée d’êtres vivants, certains sont des êtres de chair, d’autres non. Nous sommes ici pour tous ceux qui sont venus avant nous. Nous ne perdons pas nos liens avec la chair quand nous renonçons à elle. Nous nous dispersons à l’heure de notre mort, mais nous aimons revenir à nos os et regarder autour de nous. Voir ce que font les jeunes.
Mitch comprit que le vieux débat refaisait surface.
— Vous ne voyez pas les choses ainsi, dit Jack.
— Je ne suis plus sûr de savoir comment je vois les choses. On se sent plus modeste quand notre corps est manipulé par la nature. Les femmes en ont une expérience plus directe que nous, mais c’est une première pour les hommes.
— Cet ADN doit être un esprit qui est en nous, les paroles que nous ont transmises nos ancêtres, les paroles du Créateur. Je peux le comprendre.
— C’est une description qui en vaut une autre, reconnut Mitch. Sauf que j’ignore qui peut être le Créateur, ou même s’il en existe un.
Soupir de Jack.
— Vous étudiez les choses mortes.
Mitch se sentit rougir, comme à chaque fois qu’il abordait ce sujet avec Jack.
— Je cherche à comprendre ce qu’elles étaient de leur vivant.
— Les fantômes pourraient vous le dire.
— Ils vous le disent, à vous ?
— De temps en temps. Une ou deux fois.
— Que vous disent-ils ?
— Qu’ils veulent des choses. Ils ne sont pas heureux. Un vieil homme – il est mort à présent – écoutait l’esprit de l’homme de Pasco quand vous l’avez déterré sur la berge. Le vieil homme disait que ce fantôme était très malheureux. (Jack ramassa un caillou et le jeta en bas de la colline.) Il disait aussi qu’il ne parlait pas comme nos fantômes. Peut-être que c’était un fantôme différent. Le vieil homme n’en a parlé qu’à moi, à personne d’autre. Il pensait que ce fantôme n’était peut-être pas de notre tribu.
— Ouaouh !
Jack se frotta le nez et se tirailla les sourcils.
— J’ai la peau qui me gratte tout le temps. Et vous ?
— Parfois.
Mitch avait en permanence l’impression de marcher au bord d’une falaise quand il parlait d’os avec Jack. C’était peut-être un sentiment de culpabilité.
— Personne n’est spécial. Nous sommes tous humains. Les jeunes apprennent des anciens, morts ou vivants. Je vous respecte et je respecte vos idées, Jack, mais nous ne serons sans doute jamais d’accord.
— Sue me pousse à réfléchir, dit Jack d’un air de défi, fixant Mitch de ses yeux noirs enfoncés dans leurs orbites. Elle m’assure que je devrais vous parler parce que vous écoutez, et parce que vous dites toujours honnêtement ce que vous pensez. Les autres pères, c’est ce qu’il leur faut à présent.
— Je parlerai avec eux si ça peut les aider. Nous vous devons beaucoup, Jack.
— Non, vous ne me devez rien. On aurait probablement eu des ennuis de toute façon. Si ça n’avait pas été les nouveaux bébés, ça aurait été les nouvelles machines à sous. Nous aimons brandir nos lances devant le bureau et le gouvernement.
— Cela vous coûte beaucoup d’argent.
— On fait rentrer en douce les nouveaux jeux à cartes de crédit. Nos gars les chargent dans leurs pick-up et passent par les collines, là où les soldats ne les voient pas. On pourra les faire fonctionner six mois ou plus avant que l’État nous les confisque.
— Ce sont des machines à sous ?
Jack secoua la tête.
— Nous ne le pensons pas. Nous aurons gagné un peu d’argent avant qu’on nous les enlève.
— Une vengeance contre l’homme blanc ?
— Nous les plumons, constata Jack d’une voix neutre. Ils adorent ça.
— Si les bébés sont sains, peut-être qu’ils lèveront la quarantaine. Vous pourrez rouvrir les casinos dans deux ou trois mois.
— Je n’y compte pas trop. Et puis je ne peux pas jouer au patron dans la salle de jeu avec cette tête. (Il posa une main sur l’épaule de Mitch.) Venez parler aux hommes, le pria-t-il. Ils veulent vous entendre.
— Je tenterai le coup, dit Mitch.
— Je leur demanderai de vous pardonner, pour l’autre fois. De toute façon, ce fantôme ne venait pas de l’une de nos tribus.
Jack se leva et descendit en bas de la colline.
Comté de Kumash, est du Washington
Mitch bricolait sa vieille Buick bleue, garée sur l’herbe sèche devant la caravane, tandis que de lourds nuages d’après-midi se massaient au sud.
L’air sentait la tension et l’excitation. Kaye arrivait à peine à rester assise. Elle s’écarta du bureau placé près de la fenêtre, renonçant à faire semblant de bosser sur son bouquin alors qu’elle passait le plus clair de son temps à regarder Mitch scruter des fils en plissant les yeux.
Elle posa les mains sur les hanches et s’étira. La journée avait été relativement douce, et ils étaient restés près de la caravane plutôt que descendre à la maison communautaire climatisée. Kaye aimait bien regarder Mitch jouer au basket ; parfois, elle allait nager un peu dans la petite piscine. Ce n’était pas une vie déplaisante, mais elle se sentait coupable.
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