— Nous avons une ambulance. Nous allons vous emmener dans un endroit où on pourra soigner votre époux.
Kaye aida Mitch à progresser. Il transpirait abondamment et avait les mains moites, glacées.
— Je ne vois presque rien, murmura-t-il à l’oreille de Kaye. Dis-moi ce qu’ils sont en train de faire.
— Ils veulent nous emmener.
Ils se trouvaient maintenant dans la cour. Jurgenson fit un signe à Clark, qui ouvrit la porte arrière de l’ambulance. Kaye vit qu’une jeune femme était au volant de celle-ci. Elle les regarda de ses yeux de hibou derrière la vitre fermée.
— Ne fais pas de bêtises, dit Kaye à Mitch. Essaie de marcher droit. Est-ce que les pilules ont fait effet ?
Mitch fit non de la tête.
— Ça va mal. Je me sens si stupide… de t’avoir laissée toute seule. Vulnérable.
Sa voix était traînante, ses yeux presque fermés. Il ne supportait pas la lueur des phares. Les adjoints allumèrent leurs lampes torches et les braquèrent sur Kaye et Mitch. Ce dernier leva une main pour se protéger les yeux et tenta de se détourner.
— Ne bougez pas ! ordonna l’adjoint qui avait sorti son arme. Je veux voir vos mains !
Kaye entendit à nouveau des bruits de moteur. Le second adjoint se retourna.
— Voilà du monde, dit-il. Des camions. Plein de camions.
Elle compta quatre paires de phares se dirigeant vers la maison. Trois pick-up et une voiture entrèrent dans la cour et freinèrent sèchement, projetant des cailloux autour d’eux. Les pick-up étaient chargés d’hommes – des hommes aux cheveux noirs, vêtus de chemises à carreaux, de blousons de cuir ou d’anoraks, des hommes avec une queue-de-cheval, et puis elle aperçut Jack, le mari de Sue.
Jack ouvrit la portière de son pick-up et en descendit, les sourcils froncés. Il leva la main et les hommes restèrent à leur place.
— Bonsoir, dit-il, le visage soudain neutre. Salut, Kaye, Mitch. Vos téléphones ne marchent plus.
Les deux adjoints se tournèrent vers Jurgenson et Clark, en quête d’instructions. L’arme resta pointée sur le sol. Wendell Packer et Maria Konig descendirent de la voiture et s’approchèrent de Mitch et de Kaye.
— Tout va bien, dit Packer aux quatre hommes, qui s’étaient regroupés comme pour mieux se défendre. (Il leva les mains pour montrer qu’elles étaient vides.) Nous avons amené des amis pour les aider à déménager, d’accord ?
— Mitch a la migraine, lança Kaye.
Mitch voulut se dégager de son étreinte, mais il avait les jambes flageolantes et ne pouvait pas tenir debout tout seul.
— Pauvre chou, dit Maria en contournant les adjoints. Tout va bien, leur dit-elle. Nous sommes de l’université du Washington.
— Nous sommes des Cinq Tribus, dit Jack. Ces gens sont nos amis. Nous les aidons à déménager.
Les hommes à bord des pick-up gardaient leurs mains bien en vue mais souriaient comme des loups, comme des bandits.
Clark tapa Jurgenson sur l’épaule.
— Abstenons-nous de faire les gros titres des journaux, dit-il.
Jurgenson fit oui de la tête. Clark monta dans l’ambulance et Jurgenson rejoignit les deux adjoints à bord de la Caprice. Sans que quiconque ait ajouté un mot, les deux véhicules firent une marche arrière, tournèrent et disparurent dans le crépuscule.
Jack s’avança, les mains dans les poches de son jean et un grand sourire aux lèvres.
— Je me suis bien marré.
Wendell et Kaye aidèrent Mitch à s’asseoir sur le sol.
— Ça ira, dit-il, la tête entre les mains. Je n’ai rien pu faire. Seigneur, je n’ai rien pu faire.
— Tout va bien, le rassura Maria.
Kaye s’agenouilla près de lui, posant contre sa joue son front brûlant.
— Il faut que tu rentres, lui dit-elle.
Aidée de Maria, elle le conduisit à l’intérieur.
— Oliver nous a téléphoné de New York, expliqua Wendell. Christopher Dicken l’avait appelé pour le prévenir qu’il allait y avoir du vilain dans pas longtemps. Il nous a dit que vos téléphones ne répondaient pas.
— C’était en fin d’après-midi, précisa Maria.
— Maria a appelé Sue, reprit Wendell. Sue a appelé Jack. Jack était à Seattle. Personne n’avait de vos nouvelles.
— J’étais en réunion au casino Lummi, expliqua Jack en faisant un signe aux hommes dans les pick-up. On discutait des nouveaux jeux et des nouvelles machines. Ils se sont portés volontaires pour m’accompagner. Ce qui était sans doute une bonne idée. Je crois qu’on devrait aller à Kumash sans tarder.
— Je suis prêt, dit Mitch. (Il monta les marches sans assistance, se retourna vers ses amis et tendit les mains.) Je vais y arriver. Tout ira bien.
— Ils ne pourront pas vous toucher, là-bas. (Jack regarda dans le lointain, les yeux étincelants.) Ils vont transformer tous les gens en Indiens. Les enfoirés.
Comté de Kumash, est du Washington
Mai
Mitch se tenait sur la crête d’une petite éminence crayeuse qui dominait l’hôtel-casino Wild Eagle. Il rejeta son chapeau en arrière et plissa les yeux pour contempler le soleil éclatant. À neuf heures du matin, l’air était immobile et déjà bien chaud. En temps normal, le casino, un furoncle rouge, or et blanc sur la peau couleur terre délavée du sud-est de l’État, employait quatre cents personnes, dont trois cents membres des Cinq Tribus.
La réserve avait été mise en quarantaine pour avoir refusé de collaborer avec Mark Augustine. Trois pick-up de patrouille du shérif du comté de Kumash étaient postés sur la route principale menant à l’autoroute. Ils servaient de force d’appoint aux marshals fédéraux chargés de faire respecter les consignes de la Brigade d’urgence sanitaire relatives à l’ensemble des Cinq Tribus.
Cela faisait trois semaines que le casino était en chômage technique. Le parking était presque vide et les néons avaient été éteints.
Mitch racla la terre dure du bout de sa chaussure. Il avait quitté la caravane climatisée pour le sommet de la colline afin de réfléchir en solitaire, de sorte qu’il se sentit un peu irrité en voyant Jack emprunter le sentier qu’il venait de suivre. Mais il resta là où il était.
Ni l’un ni l’autre ne savaient s’ils étaient destinés à s’apprécier. Chaque fois qu’ils se rencontraient, Jack posait certaines questions à Mitch, comme pour le défier, et Mitch lui donnait certaines réponses qui ne le contentaient jamais tout à fait.
Mitch s’accroupit et ramassa un caillou rond encroûté de boue sèche. Jack franchit les derniers mètres qui le séparaient du sommet.
— Salut, fit-il.
Mitch lui répondit d’un hochement de tête.
— À ce que je vois, vous l’avez attrapé, vous aussi, remarqua Jack.
Il se frotta la joue du bout du doigt. La peau de son visage dessinait un masque de Lone Ranger [22] Le Cavalier solitaire: héros masqué de western, toujours accompagné du fidèle Tonto, dont la réplique favorite est «Kemosabe». (N.d.T.)
qui pelait sur les bords mais s’épaississait autour des yeux.
Les deux hommes avaient l’air de s’être plaqué un masque de boue sur la face.
— On ne peut pas l’enlever sans faire couler le sang.
— Il ne faut pas tirer dessus, dit Mitch.
— Depuis combien de temps vous avez ça ?
— Trois jours.
Jack s’accroupit à côté de Mitch.
— Parfois, ça me met en colère. Je pense qu’on aurait pu planifier tout ça un peu mieux.
Sourire de Mitch.
— Quoi donc, les grossesses ?
— Ouais. Le casino est désert. On va bientôt être à court de fric. J’ai laissé partir la plupart de nos employés, et les autres ne peuvent plus entrer dans la réserve pour bosser. Et je ne suis pas très content de moi. (Il palpa son masque une nouvelle fois puis considéra son index.) L’un de nos jeunes pères a essayé d’attaquer ce truc au papier de verre. Il est à la clinique. Je lui ai dit que c’était une idée stupide.
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