Greg Bear
L’envol de Mars
À Ray Bradbury
Le jour martien est un peu plus long que le jour terrien : 24 h et 40 mn. Une année martienne représente un peu moins de deux années terriennes : 686 jours terriens ou 668 jours martiens. Le diamètre de Mars est de 6 787 km alors que celui de la Terre est de 12 756 km. Son accélération gravifique est de 3,71 m/s2 soit un peu plus du tiers de celle de la Terre. La pression atmosphérique à la surface de Mars est de 5,6 mbar en moyenne, soit environ 0,5 % de celle de la Terre. L’atmosphère de la planète est en majeure partie composée de gaz carbonique. Les températures à la surface dite « de référence » (il n’y a pas de « niveau de la mer » puisqu’il n’existe, à l’heure actuelle, aucun océan sur Mars) varient de -130 °C à + 27 °C. Un humain sans protection à la surface de Mars serait gelé en quelques minutes, mais mourrait probablement d’abord d’être exposé au vide quasi total. Si ce malheureux survivait au froid et aux basses pressions, et à condition qu’il trouve de l’oxygène à respirer, il serait tout de même mis sérieusement à mal par les radiations intenses venues du soleil et d’ailleurs.
Après la Terre, Mars est la planète la plus hospitalière du Système solaire.
Les jeunes ont oublié l’ancienne Mars sous un soleil jaune, avec son ciel barré de nuages et piqueté de poussière rose, son sol rouilleux et sablonneux, ses habitants vivant dans des terriers pressurisés, ne s’aventurant en haut que pour accomplir un rite de passage ou assurer la maintenance ou encore s’occuper des cultures filiformes étirées comme des nids de serpents d’un vert intense sur les territoires agricoles balayés par les vents. Cette Mars-là, une Mars âgée et fatiguée, pleine de jeunes vies, a disparu à jamais.
Aujourd’hui, c’est moi qui suis vieille et lasse, et Mars a retrouvé sa jeunesse.
Nos existences ne nous appartiennent pas, mais nous devons faire, Dieu m’en soit témoin, comme si c’était le cas. Quand j’étais jeune, mes actions ne me semblaient pas avoir suffisamment d’importance pour compter en quoi que ce soit ; mais quelques grains de poussière qui volent, dit-on, peuvent très vite se transformer en tempête planétaire.
2171, A.M. 53
Une époque prenait fin. J’avais étudié les signes, de manière plus ou moins naïve, dans mes cours, et il y avait eu des allusions marquées de la part de quelques-uns de mes profs les plus perceptifs, mais je n’aurais jamais cru que la situation m’affecterait personnellement… jusqu’à ce jour.
J’avais été vidée de l’université de Mars-Sinaï. Deux cents camarades et professeurs dans la même situation occupaient le sol blanc brillant du dépôt, le visage marbré par les ombres que projetait le soleil à travers l’enchevêtrement des poutres et poutrelles qui soutenaient la coupole transparente. Nous attendions le train de Solis Dorsa qui devait nous emporter vers nos planums, planitias, fossas et vallées respectifs.
Diane Johara, ma camarade de chambre, avait posé un pied sur son sac de voyage dont elle tapait impatiemment l’anse du bout de sa bottine. Ses lèvres étaient froncées comme pour siffler, mais aucun son n’en sortait. Elle gardait le visage tourné vers les soufflets du nord, attendant que le train y pointe son nez. Nous étions bonnes copines, Diane et moi, mais nous n’avions jamais parlé politique. Il y a une certaine étiquette de base à respecter sur Mars.
— Assassinat, déclara-t-elle.
— Peu pratique, murmurai-je. (Il n’y avait que quelques jours que j’avais découvert la force de ses convictions.) Et d’ailleurs, qui voudrais-tu assassiner ?
— Le gouverneur. La chancelière.
Je secouai la tête.
Plus de quatre-vingts pour cent des étudiants de l’UMS avaient été vidés. C’était une violation de contrat flagrante. Une mesure qui me frappait comme étant particulièrement injuste. On n’avait jamais été activiste dans ma famille. J’étais fille de financiers issus des MA, héritière d’une longue tradition de prudence, et je m’asseyais toujours à cheval sur les barrières de séparation.
La structure politique établie un siècle plus tôt durant la colonisation tenait toujours le coup, mais ses jours étaient comptés. Les pionniers, arrivés par groupes de dix familles ou plus, avaient creusé partout des terriers dans les sols riches en eau de la planète, d’un pôle à l’autre, mais surtout dans les plaines et les vallées encaissées. Sur le modèle lunaire, ces premières familles avaient formé des consortiums appelés Multimodules Associatifs, ou MA. Ces Multimodules Associatifs jouaient le rôle de superfamilles associatives. En fait, famille et MA étaient pratiquement synonymes. Les colons arrivés par la suite avaient le choix. Ou ils s’intégraient à un MA existant, ou ils en créaient un nouveau. Rares étaient les familles qui restaient autonomes.
Plusieurs MA avaient fusionné et s’étaient entendus, plus tard, pour diviser Mars en secteurs aréologiques et pour coopérer dans l’exploitation des ressources. Les MA se considéraient comme associés et non concurrents en ce qui concernait les richesses prodiguées par leur planète.
— Le train a du retard. Les fascistes sont pourtant censés les faire arriver à l’heure, murmura Diane en continuant de taper du pied sur son sac.
— Ils n’y ont jamais réussi sur la Terre, lui dis-je.
— C’est un mythe, d’après toi ?
Je hochai la tête.
— Tu penses qu’ils ne sont bons à rien ? me demanda-t-elle.
— Ils sont bons pour les uniformes, en général.
— Ceux de nos fascistes ne cassent rien.
Élus au scrutin local, les gouverneurs ne répondaient que devant les habitants de leur district, indépendamment des affiliations aux MA. Ils concédaient les droits d’implantation et d’exploitation aux MA et représentaient leur district au Conseil Général des Multimodules Associatifs. Des syndics choisis par les MA à l’issue d’un vote des doyens des professions juridiques et des entreprises représentaient les intérêts des MA à ce Conseil. Gouverneurs et syndics ne voyaient pas toujours les choses du même œil. Les débats étaient généralement formels et courtois – les Martiens perdaient rarement leur calme –, mais les procédures n’étaient pas toujours codifiées. Certains disaient que le système était lourd et inefficace. Ils voulaient créer un gouvernement central, comme cela s’était fait sur la Lune.
Le gouverneur de Syria-Sinaï, Freechild Dauble, administratrice coriace au menton buriné, poussait depuis quelques années les MA à adopter une constitution étatiste qui prévoyait la création d’un tel gouvernement. Elle voulait supprimer les syndics et faire élire à leur place des représentants de district. Ce qui signifiait, naturellement, que le pouvoir des MA s’effondrerait.
Le nom de Dauble était, depuis, devenu synonyme de corruption. À l’époque, cependant, elle était gouverneur du plus grand district de Mars depuis huit années locales, à l’apogée d’une longue carrière politique. Avec force cajoleries, persuasions et menaces, elle avait forgé – certains disaient forcé – des accords entre les MA les plus importants et occupait le centre du mouvement pour l’unité martienne, sur la route de la présidence planétaire.
Certains disaient que la propre carrière de Dauble était le meilleur argument en faveur d’un changement, mais peu osaient la contredire.
Dans quelques jours, le Conseil allait voter sur un texte visant à rendre permanente la nouvelle constitution martienne. Nous vivions depuis six mois sous un gouvernement Dauble « provisoire », et beaucoup de protestations s’étaient fait entendre. L’accord si difficilement obtenu était fragile. Dauble l’avait fait entrer de force dans trop de gorges précaires, avec trop de magouilles en sous-main.
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