Les nouvelles de l’extérieur étaient rarement bonnes. Cela faisait trois semaines qu’ils vivaient dans la réserve, et Kaye redoutait à tout moment de voir les marshals débarquer pour rafler les mères SHEVA. C’est ce qu’ils avaient fait à Montgomery, Alabama, pénétrant dans une maternité privée et manquant déclencher une émeute.
— Ils s’enhardissent, avait commenté Mitch alors qu’ils regardaient le journal télévisé.
Plus tard, le président avait fait des excuses publiques et assuré à la nation que les libertés civiques seraient préservées le plus possible, compte tenu des risques que devait affronter la population dans son ensemble. Deux jours plus tard, la clinique de Montgomery avait fermé ses portes sous la pression des manifestants, et les parents s’étaient vus contraints de trouver un autre refuge. Avec leurs masques, les nouveaux parents avaient un air étrange ; à en juger par ce que Mitch et elle entendaient aux infos, ils étaient impopulaires un peu partout.
Comme ils l’avaient été en Géorgie.
Kaye n’avait rien appris de plus sur les nouvelles infections rétrovirales transmises par les mères SHEVA. Ses contacts gardaient tous le silence radio. De toute évidence, la question était explosive ; personne n’osait exprimer son opinion.
Elle feignait donc de travailler sur son livre, réussissant à rédiger un ou deux paragraphes corrects par jour, tantôt sur son portable, tantôt sur son bloc-notes. Mitch lisait sa production et l’annotait en marge, mais il semblait préoccupé, comme sonné à l’idée d’être père… Et, pourtant, elle savait que ce n’était pas cela qui lui donnait du souci.
Ce n’est pas la paternité. Ça ne concerne que lui. C’est moi. Ma santé.
Elle ignorait comment s’y prendre pour le rassurer. Elle se sentait bien, merveilleusement bien même, en dépit de son inconfort. Elle se regarda dans le miroir piqueté de rouille de la salle de bains et jugea que son visage s’était joliment arrondi ; elle n’était pas émaciée, comme elle avait pu le redouter, mais saine, avec une peau éclatante – abstraction faite du masque, bien entendu.
Chaque jour, le masque devenait un peu plus sombre, un peu plus épais, une étrange coiffe signalant ce type de grossesse.
Kaye fit ses exercices sur le tapis du petit séjour. Bientôt, la pénombre fut telle qu’elle empêcha Mitch de travailler. Il vint chercher un verre d’eau et la découvrit allongée sur le sol. Elle leva les yeux vers lui.
— Ça te dirait, une partie de cartes dans la salle de loisirs ? s’enquit-il.
— Je veux être seule, répondit-elle en singeant Greta Garbo. Seule avec toi, bien sûr.
— Comment va ton dos ?
— Tu me masseras ce soir, quand il fera frais.
— C’est tranquille ici, hein ? dit Mitch, debout sur le seuil, agitant son tee-shirt pour avoir un peu d’air.
— J’ai commencé à songer à des noms.
— Oh ?
Mitch avait l’air attristé.
— Qu’y a-t-il ? demanda Kaye.
— Une drôle d’impression, c’est tout. Je veux la voir avant que nous lui trouvions un nom.
— Pourquoi ? lança Kaye, un peu agitée. Tu lui parles tous les soirs, tu lui chantes des chansons. Tu dis même que tu sens son odeur dans mon haleine.
— Ouais. (Mitch refusait de se détendre.) Je veux voir de quoi elle a l’air, c’est tout.
Soudain, Kaye fit semblant de comprendre.
— Je ne parle pas d’un nom scientifique. Je parle de notre nom, du nom que nous donnerons à notre fille.
Mitch la regarda d’un air exaspéré.
— Ne me demande pas de t’expliquer. (Il se fit pensif.) Brock m’a téléphoné hier et nous avons trouvé un nom scientifique. Mais il juge que c’est prématuré, car aucun des…
Mitch se reprit, toussa, ferma la porte grillagée et alla dans la cuisine.
Kaye sentit son cœur se serrer.
Mitch revint avec des glaçons enveloppés dans une serviette humide, s’agenouilla près d’elle et épongea son front en sueur. Kaye refusait de croiser son regard.
— Je suis un crétin, marmonna-t-il.
— Nous sommes tous les deux adultes, répliqua Kaye. Je veux lui trouver un nom. Je veux lui tricoter des chaussons, lui acheter un berceau et des jouets, me comporter comme si nous étions des parents normaux et arrêter de penser à toutes ces conneries.
— Je sais.
Mitch avait l’air misérable, quasiment brisé.
Kaye se redressa sur les genoux et lui posa doucement les mains sur les épaules, faisant mine de les épousseter.
— Écoute-moi. Je vais très bien. Elle va très bien. Si tu ne me crois pas…
— Je te crois.
Kaye colla son front contre le sien.
— D’accord, Kemosabe.
Mitch caressa la peau sombre et grenue sur ses joues.
— Tu as l’air très mystérieuse. Comme une femme bandit.
— Peut-être qu’il faudra trouver un nom scientifique pour nous désigner, nous aussi. Tu ne sens pas quelque chose en toi… quelque chose de profond, pas d’épidermique ?
— Les os me démangent. Et ma gorge… ma langue semble avoir changé. Pourquoi est-ce que j’ai un masque, pourquoi les hommes en ont-ils ?
— Tu fabriques le virus. Pourquoi ne te changerait-il pas, toi aussi ? Quant au masque… peut-être est-ce pour qu’elle nous reconnaisse. Nous sommes des animaux sociaux. Aux yeux d’un bébé, papa est aussi important que maman.
— On va lui ressembler ?
— Un peu, peut-être. (Kaye retourna s’asseoir au bureau.) Quel est le nom scientifique suggéré par Brock ?
— Il ne prévoit pas de changement radical. Une sous-espèce au grand maximum, peut-être seulement une variété un peu spéciale. Donc… Homo sapiens novus.
Kaye répéta lentement le terme et se fendit d’un rictus.
— On dirait la raison sociale d’un garage.
— C’est de l’excellent latin, protesta Mitch.
— Laisse-moi y réfléchir.
— C’est l’argent du casino qui a payé la clinique, dit Kaye tout en pliant des serviettes.
Mitch avait rapporté les deux paniers à linge de la laverie avant le coucher du soleil. Comme il n’y avait pas beaucoup de place disponible dans la petite chambre à coucher de la caravane, il s’était assis sur le gigantesque lit. Ses grands pieds s’inséraient à peine entre la cloison et le sommier.
Kaye attrapa quatre slips et deux soutiens-gorge d’allaitement et les plia, puis les mit de côté pour les ranger dans sa mallette. Cela faisait une semaine qu’elle gardait celle-ci à portée de main, et le moment semblait bien choisi pour la remplir.
— Tu as une trousse de toilette ? demanda-t-elle. Je n’arrive pas à retrouver la mienne.
Mitch rampa jusqu’au pied du lit pour fouiller dans sa valise. Il en sortit un vieux sac de cuir pourvu d’une fermeture à glissière.
— Trousse de toilette de l’Air Force ? fit-elle en soulevant le sac par sa sangle.
— Garantie authentique.
Mitch l’observait à la façon d’un faucon, et cela la rassurait tout en la mettant de mauvaise humeur. Elle continua de plier le linge.
— D’après le docteur Chambers, toutes les futures mamans ont l’air en bonne santé. Il a déjà procédé à trois accouchements. Il savait qu’il y aurait des problèmes plusieurs mois à l’avance, affirme-t-il. Marine Pacific lui a envoyé mon dossier la semaine dernière. Il a accepté de remplir certains des formulaires de la Brigade, mais pas tous. Il avait beaucoup de questions à me poser.
Elle acheva sa tâche et s’assit au bord du lit.
— Quand elle bouge comme ça, j’ai presque l’impression d’avoir commencé à accoucher.
Mitch se pencha sur elle pour poser une main sur son ventre proéminent, les yeux brillants et grands ouverts.
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