En moins de deux heures, chaque jour, Pat tape et sort de l’imprimante ce qu’il m’a fallu tout un jour pour rédiger. Mais je cessai de travailler aussi durement quand je reçus la note manuscrite qui suit :
Vous travaillez trop dur. Distrayez-vous un peu. Emmenez-la au théâtre. Ou en pique-nique. Ne vous laissez pas engloutir comme ça.
B.
La note, elle aussi, s’autodétruisit. C’était la preuve qu’elle était authentique. J’obéis donc à ce conseil. Avec plaisir ! Mais je n’ai pas l’intention de décrire ici tous les endroits chauds de la Capitale de Satan.
Ce matin même, j’ai enfin atteint ce point étrange où je décris ce qui advient maintenant… et je tends ma dernière page à Pat.
Moins d’une heure après que j’eus rédigé cette dernière ligne, le gong a résonné. Pat est revenue en courant et a mis ses bras autour de moi.
— Mon chéri, je dois te dire au revoir. Je ne te reverrai plus.
— Quoi ?
— C’est comme ça. On m’a dit ce matin que ma fonction prenait fin. Mais j’ai quelque chose à te dire. Tu découvriras fatalement, tôt ou tard, que j’ai fait un rapport quotidien sur toi. Je t’en prie : ne m’en veux pas. Je suis une professionnelle. En fait, j’appartiens au Service de Sécurité impérial.
— Du diable !… Alors tous tes baisers, tes soupirs… Tout ça, c’était simulé !
— Jamais, à aucun moment ! Et quand tu retrouveras ta Marga, dis-lui qu’elle a bien de la chance.
— Sœur Marie Patricia, est-ce encore un nouveau mensonge ?
— Saint Alexander, jamais je ne vous ai menti. J’ai dû taire certaines choses jusqu’à ce que j’aie le droit de parler, c’est tout.
Elle a écarté les bras.
— Hé ! Tu ne m’embrasses même pas ?
— Alec, si vraiment tu as envie de m’embrasser, tu n’as pas besoin de le demander.
Je ne lui ai pas demandé. Si Pat me jouait la comédie, alors elle était vraiment très bonne actrice.
Deux anges déchus de grande taille m’attendaient pour m’escorter jusqu’au palais. Ils étaient blindés et pourvus d’un armement impressionnant. Pat avait enveloppé soigneusement mon manuscrit et elle leur expliqua que j’étais censé l’avoir avec moi. J’étais sur le point de partir quand je m’arrêtai soudain.
— Mon rasoir !
— Regarde dans ta poche, mon chéri.
— Mais… comment est-il arrivé là ?
— Mon amour, je savais que tu ne reviendrais pas.
Une fois encore, je découvris que, en compagnie d’anges, même déchus, je pouvais voler. Nous avons décollé du balcon, fait le tour du Sheraton, avant de franchir la Plaza pour aller nous poser sur le balcon du troisième étage du palais de Satan. Ensuite, il y a eu toute une suite de couloirs, une grande volée d’escaliers dont les marches étaient bien trop hautes pour être confortables pour des humains. Lorsque j’ai trébuché, l’un de mes anges gardiens m’a rattrapé et m’a soutenu jusqu’en haut sans dire un mot.
Lui comme son copain ne disaient rien depuis le départ de l’hôtel.
D’immenses portes de cuivre, aussi complexes que les portes de Ghiberti, se sont ouvertes devant nous et on m’a poussé à l’intérieur.
Et je L’ai vu.
Le hall était plongé dans la pénombre, enfumé, et des gardes en armes étaient alignés de part et d’autre. Il y avait un grand trône, et une Créature dessus, au moins deux fois aussi grande qu’un homme… Une Créature qui était le diable tel que vous pouvez le voir sur des bouteilles de bière, des flacons de piment, des lotions, que sais-je ?… Avec la queue, les cornes, les yeux ardents, une fourche en guise de sceptre, la peau rutilante et rouge sombre dans le reflet des braseros, une Créature musculeuse et longiligne. Je dus faire un effort pour me rappeler que le prince des Mensonges pouvait prendre l’apparence qu’il souhaitait, n’importe laquelle. Il comptait sans doute m’impressionner.
Mais Sa voix, lorsqu’il parla, était comme une corne de brume :
— Saint Alexander, tu peux M’approcher.
Je suis devenu le frère des chacals et le compagnon des autruches.
Job, 30:29
Je commençai à monter les marches qui accédaient au trône. Là encore, elles étaient trop hautes et je n’avais plus personne pour me soutenir. J’en fus réduit à me hisser tant bien que mal en rampant plus ou moins tandis que Satan me contemplait avec son sourire sardonique. Une musique s’élevait autour de nous, d’une source invisible, une musique funèbre, vaguement wagnérienne mais que je ne reconnaissais pas. Je crois qu’elle était ponctuée d’infrasons, tels que ceux qui font hurler les chiens, fuir les chevaux et qui donnent aux hommes des idées d’envol ou de suicide.
Cet escalier était interminable.
Je n’ai pas compté le nombre de marches mais, en commençant mon escalade, il m’avait semblé qu’il y en avait trente, pas plus. Après avoir rampé pendant de longues minutes, j’eus la certitude qu’il m’en restait encore autant à escalader. Le prince des Mensonges ! C’était bien de lui.
Alors, je me suis arrêté et j’ai attendu.
Et la voix a grondé à nouveau :
— Quelque chose ne va pas, saint Alexander ?
— Non, rien, puisque Vous l’avez voulu ainsi, ai-je répondu. Si Vous désirez vraiment que je Vous approche, débranchez donc le circuit plaisanterie. C’est absurde de me faire grimper comme une souris dans un moulin.
— Vous croyez vraiment que c’est ce que je fais ?
— Je sais Qui Vous êtes. C’est le jeu du chat et de la souris.
— Vous essayez de me faire passer pour un idiot, Moi, devant Mes gentilshommes.
— Non, Votre Majesté, je ne saurais vous faire passer pour un idiot. Vous seul en êtes capable.
— Vraiment. Est-ce que vous réalisez que je peux vous foudroyer sur place ?
— Votre Majesté, depuis que je suis entré dans Votre royaume, je suis totalement en Votre pouvoir. Que souhaitez-Vous de moi ? Dois-je continuer à monter dans ce moulin ?
— Oui.
C’est donc ce que je fis, et l’escalier cessa de grandir au fur et à mesure que je progressais et les marches retrouvèrent des proportions normales. En quelques secondes je parvins au niveau de Satan : c’est-à-dire celui de Ses pieds fourchus. Ainsi, j’étais vraiment trop près de Lui. Non seulement Sa présence était terrifiante – je devais faire un terrible effort pour me dominer – mais il puait également très fort ! Il sentait la décharge publique, la viande avariée, le civet trop mariné, le putois, le soufre, le renfermé, le pet : tout cela et pis encore. Je me dis : Alex Hergensheimer, si tu Le laisses faire et qu’il t’oblige à vomir, tu vas ruiner toutes tes chances de retrouver Marga. Alors, contrôle-toi !
— Ce tabouret est pour vous, dit Satan. Asseyez-vous.
Auprès du trône, il y avait un tabouret, sans dossier, assez petit pour rabaisser la dignité de quiconque oserait y prendre place. Je m’assis.
Satan prit le manuscrit d’une main si énorme qu’on avait l’impression que ma volumineuse liasse de feuillets n’était qu’un jeu de cartes.
— J’ai lu ça. Ce n’est pas mauvais. Un peu trop long mais mes directeurs littéraires vont faire des coupures. De toute façon, cela vaut mieux que d’être trop concis. Nous allons avoir besoin d’une conclusion… de vous ou d’un nègre quelconque. Je dirais plutôt d’un nègre : il faut plus d’impact, plus de force. Dites-moi, est-ce que vous avez jamais envisagé de gagner votre vie en écrivant ? Plutôt qu’en prêchant ?
— Je ne pense pas avoir suffisamment de talent.
— Talent, mon cul ! Si vous voyiez le genre de merde qu’on publie. Mais il faudrait forcer un peu sur les scènes de sexe. Aujourd’hui, la clientèle veut du hard . Mais laissons ça de côté pour l’instant. Je ne vous ai pas convoqué pour discuter de votre style et de ses faiblesses. Je veux vous faire une offre.
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