— Oh ! Poilar, fit-il tristement. Poilar, Poilar, Poilar !
Puis il se releva – je l’aidai –, épousseta ses vêtements et palpa son corps meurtri et écorché. Je me sentais parfaitement stupide.
— Me pardonnes-tu, Traiben ? demandai-je au bout de quelques instants, d’une voix très calme.
— Sais-tu que tu es devenu très bizarre depuis que nous sommes ici ?
— Oui. Oui, je sais.
Je fermai les yeux quelques secondes et pris plusieurs longues inspirations.
— Tu aurais au moins pu venir me raconter ce que tu avais vu, repris-je de la même voix calme.
— Il était déjà très tard. Et tu étais avec Alamir, non ?
— Qu’est-ce que cela a à voir avec…
Je laissai ma phrase en suspens. Je sentais la colère revenir, mais contre qui la diriger, sinon moi-même ?
— Comment peux-tu être sûr qu’elle est partie pour se faire transformer ?
— Où veux-tu qu’elle soit allée, Poilar ?
— Eh bien, elle pourrait… elle a peut-être…
— Oui ?
Je me renfrognai. Qu’était-il en train de suggérer ?
Une idée me vint. Elle était si absurde que je l’écartai, mais elle revint avec insistance.
— Crois-tu, finis-je par demander, pour me débarrasser de cette idée, qu’elle pourrait être allée au Puits de Vie pour se rajeunir ?
— Cette possibilité m’est venue à l’esprit, répondit-il.
Je ne m’attendais pas à ce qu’il m’apporte si facilement son adhésion.
— Pourquoi ferait-elle cela, Traiben ? Elle ne paraît pas vieille. Elle est encore jeune, mince et belle.
— Oui, fit Traiben. Oui, c’est bien mon avis. Mais je ne suis pas sûr qu’elle le partage.
— Elle devrait.
— Mais le fait-elle ?
Je détournai la tête, perplexe. Plus j’y réfléchissais, plus il m’était difficile d’accepter l’idée que j’avais avancée qu’Alamir pût être la cause de la disparition d’Hendy. Nous n’en avions jamais parlé, mais j’avais la conviction que cette passade laissait Hendy totalement indifférente ; elle devait savoir que cela n’avait aucune importance et avait probablement fait des bêtises du même genre avec quelque freluquet à la taille bien prise qui avait peut-être cent années, mais en paraissait dix-sept. Et cela ne m’eût fait ni chaud ni froid.
— Non, fis-je. Cette idée est absolument ridicule. Hendy n’a certainement pas éprouvé le besoin d’aller se jeter dans le Puits pour paraître plus jeune. Elle n’a pas pu s’imaginer qu’Alamir compte pour moi… qu’elle est autre chose qu’une passade, une distraction passagère…
— Je n’ai pas la moindre idée de ce que pense Hendy, dit Traiben, ni d’Alamir ni sur aucun autre sujet.
Il s’approcha de moi et prit mes mains dans les siennes.
— Pauvre Poilar, poursuivit-il d’une voix où la sympathie était étrangement absente. Pauvre Poilar, comme tu es triste ! Je suis sincèrement désolé de ce qui t’arrive, mon vieil ami.
J’étais plongé dans un abîme de perplexité. Pourquoi avait-elle disparu ? Où était-elle allée ? Je n’avais aucune réponse à ces questions.
Mais elle était partie. Cela ne faisait pas le moindre doute.
— Que puis-je faire ? murmurai-je.
— Prie pour qu’elle te revienne, répondit Traiben.
J’étais fou de chagrin et j’avais aussi très peur. Et si je m’étais entièrement mépris sur la réaction d’Hendy à ce qui s’était passé ? Et si elle avait perçu mon aventure avec Alamir non comme une peccadille sans conséquence, mais comme une trahison de notre amour ? La jalousie et la souffrance l’auraient ainsi poussée vers le Puits, non pour se rendre plus belle à mes yeux – cela me semblait inutile et probablement à elle aussi, de la pure folie, une décision futile, indigne d’elle – mais pour mettre fin à ses jours. Je lui avais raconté les circonstances de la mort de mon père. Avait-elle été tentée de connaître le même sort ? À la seule pensée du corps ratatiné d’Hendy flottant, en ce moment même, dans l’eau funeste du Puits de Vie, je sentais le dégoût m’envahir.
Non, me répétai-je, cette idée ne tient pas debout. Et je m’empressai d’énumérer les arguments de nature à me rassurer. Hendy avait compris qu’Alamir ne représentait rien pour moi. Elle avait conscience de la profondeur de mes sentiments pour elle. Comment aurait-il pu en aller autrement ? Et la terreur qu’elle avait de la mort – son rêve atroce où elle était enfermée pour l’éternité dans cette boîte à ses mesures – l’empêcherait assurément d’aller au-devant d’elle. En tout état de cause, on ne met pas fin à ses jours par jalousie : personne ne fait cela. C’était une chose indigne et véritablement stupide par surcroît. Même ceux qui sont engagés prennent de temps à autre un amant et cela ne suscite aucune difficulté. Et il allait sans dire que nous n’avions jamais été engagés, Hendy et moi.
Mais pourquoi… où pouvait-elle être partie…
C’est alors que quelque chose me revint en mémoire. Du fond de mon souvenir remonta la voix d’Hendy qui disait :
Ce que je veux, c’est aller trouver les dieux du Sommet et être purifiée par eux. Je veux qu’ils me transforment. Je ne veux plus être celle que je suis. Mes souvenirs sont trop lourds à porter, Poilar. Je veux m’en débarrasser.
Oui, c’était ça ! Le mobile que je lui avais imputé était trop dérisoire. Ce n’était pas quelque chose d’aussi simple que la jalousie qui l’avait poussée à partir, bien sûr que non, mais le désir de se débarrasser enfin du fardeau de son passé, de s’avancer dans le feu des dieux pour en ressortir propre, purifiée, une nouvelle Hendy…
Mais je ne voyais pas comment Hendy eût été en mesure d’atteindre seule le Sommet. Elle devait être perdue dans le brouillard et la neige, errant désespérément dans des régions désertes et inhospitalières, cherchant en vain l’unique chemin qui menait au Sommet.
Mon premier mouvement fut de donner l’ordre de lever le camp et de nous mettre en route sans délai afin d’essayer de la retrouver. Mais je compris que c’était impossible. Après avoir remis pendant si longtemps notre départ, faire une subite volte-face et reprendre l’ascension simplement parce que ma maîtresse s’était enfuie ? Tout le monde ferait des gorges chaudes et c’en serait fini de mon autorité sur le groupe.
Non. Ce que je devais faire, c’était me lancer seul à sa recherche, jusqu’au Puits, ou plus loin, s’il le fallait, même à la limite du Sommet proprement dit, la trouver et la ramener ici. Mais cela présentait de nombreuses difficultés. La route était un mystère pour moi, comme elle l’était pour Hendy. Peut-être réussirais-je à survivre à ce voyage solitaire, mais rien n’était moins sûr. Je m’apprêtais à risquer ma vie pour des raisons purement personnelles, mettant ainsi en péril la réussite du Pèlerinage de tout le groupe…
Et ils ne manqueraient de me rappeler que j’avais laissé partir Ais, Jekka, Jaif et tous les autres, sans même tenter d’organiser des recherches. Étais-je en droit, dans ces conditions, de marquer un intérêt particulier pour Hendy ? J’aurais dû prendre son départ avec détachement, comme pour les autres, au lieu de céder à l’affolement et de me précipiter à sa poursuite.
J’étais dans une impasse. Incapable de passer à l’action, je restai immobile pendant des heures, le regard tourné vers le chemin par lequel Hendy était partie, m’efforçant désespérément de mettre au point un plan réalisable.
Elle revint de son propre chef, tandis que j’hésitais, que je tâtonnais sans parvenir à trouver une issue.
C’était le troisième jour après son départ. Pendant tout ce temps, je n’avais ni fermé l’œil ni accepté Alamir auprès de moi. C’est à peine si je mangeais et si j’adressais la parole aux autres. J’avais les yeux levés vers le rebord de la cuvette marquant la frontière du Royaume, quand je vis apparaître comme en un rêve, tout en haut du chemin, une pâle silhouette fantomatique, baignée par la lumière dure et blanche d’Ekmelios. Elle commença à descendre lentement la pente de la cuvette et, au bout d’un certain temps, je me rendis compte que c’était Hendy.
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