C’est ainsi que nous restâmes un ou deux jours dans le royaume du père de mon père, puis un troisième, un quatrième et encore un jour de plus. De temps en temps, je sortais et je levais les yeux vers le sentier qui s’élevait en serpentant, vers les escarpements enneigés et le plafond de nuages qui traçait la limite entre le Sommet et le reste de la montagne et je savais que nous aurions dû être en route. C’était notre but ; il était presque à portée de notre main. Mais je ne pouvais me résoudre à donner l’ordre de faire les préparatifs de départ.
Me condamne qui voudra. Le fait est qu’un démon intérieur m’exhortait à demeurer pour l’éternité en ce lieu douillet et il m’était difficile de résister à ses incitations. J’éprouvais une sorte de paralysie. Je n’avais pas accepté d’une manière définitive la proposition du père de mon père ; mais je restais quand même. Tous les matins, je me disais : Je vais encore me reposer quelques jours ici. J’aurai besoin de toutes mes forces pour la fin de l’ascension.
Il ne sert à rien de se précipiter, me répétais-je. Le Sommet attendra. Les dieux se passeront encore de moi un petit moment.
Et le temps passait.
— Il faut reprendre la route, me dit Hendy au bout de quelques jours d’oisiveté.
— Oui. Oui.
— Notre avons fait un serment, me dit Traiben quelques jours plus tard.
— Oui, répondis-je. Tu as raison.
Tout le monde m’observait, tout le monde me surveillait du coin de l’œil et se posait des questions. Certains étaient impatients de reprendre l’ascension, d’autres non, mais personne ne comprenait pourquoi je ne me décidais pas à donner le signal du départ. Puis ce fut le tour de Thrance, qui parcourait en clopinant les splendeurs de ce Royaume comme s’il n’y voyait que boue et cendres, de m’interroger avec un sourire moqueur.
— As-tu peur d’aller jusqu’au Sommet, Poilar ? C’est ça ? Ou bien plutôt un accès de paresse qui te retient ici ?
Pour toute réponse, je lui lançai un regard noir.
— Ou peut-être une femme, poursuivit-il. Une de ces petites filles toutes fraîches, à la peau dorée, qui se glisse la nuit dans ton lit. Et l’idée de la quitter t’est insupportable. C’est ça ?
Thrance avança sa face ravagée tout contre mon visage et éclata de rire, me soufflant dans le nez son haleine fétide.
— Elle a six dizaines d’années, Poilar ! Elle est assez vieille pour être la mère de la mère de la mère d’Hendy et, toi, tu la prends pour une jeune fille !
— Fiche le camp !
— Six dizaines d’années !
— Fiche le camp ! répétai-je. Sinon je te casse en deux !
Cela ne provoqua qu’un nouvel éclat de rire, mais il s’éloigna en traînant la patte.
Il y avait bien une parcelle de vérité dans les allégations de Thrance, mais seulement une parcelle ; de fait, il m’était arrivé, par-ci par-là, de me donner du bon temps avec les femmes du pays. Je sais que je ne fus pas le seul à le faire. Les habitants du royaume du père de mon père s’étaient jetés sur nous comme des enfants se jettent sur de nouveaux jouets et il n’était pas facile de leur résister. Il est vraisemblable que tous les membres restants de mes Quarante prirent des amants ou des maîtresses pendant notre séjour. Il y en avait une en particulier pour qui j’avais un penchant marqué. Elle se nommait Alamir ; souple et vive, avec l’éclat pétillant d’une jeune fille de la moitié de mon âge. Celui qui pouvait être le sien en réalité, je préférais ne pas y penser, même si la question me traversait l’esprit de loin en loin et me plongeait dans le désarroi. C’est elle qui m’avait fourré dans la tête l’idée de fonder mon propre Royaume dont elle eût été la Reine. Une idée que je caressai pendant quelques jours, sans jamais la prendre véritablement au sérieux.
Non, ce n’était pas Alamir qui me retenait en ce lieu enchanteur, pas plus qu’un accès de paresse. Mais Thrance avait fait mouche, sa première hypothèse était la bonne.
C’était la peur.
J’avais acquis la certitude que le père de mon père ne m’avait pas ensorcelé. Il s’était contenté de me faire une proposition séduisante qu’en d’autres temps, Poilar eût refusée tout de go, avec un haussement d’épaules définitif. Et, malgré la fatigue profonde de la longue ascension, j’étais encore capable de la décliner.
Mais c’est mon esprit qui ne parvenait pas à oublier le récit de la mort si étrange de mon père au faîte du Mur. Il emplissait mon souvenir, débordait, tombait en cascade ; et plus j’y réfléchissais, plus son empreinte était profonde en moi. Je m’étais mille fois posé la question : Qu’avait vu mon père au Sommet, qu’avait-il découvert de si horrible que le seul moyen de s’en purger avait été de se jeter dans le Puits de Vie ?
C’est la crainte de cette révélation qui me retenait, ce qui était loin d’être aussi simple que la peur de mourir. La mort ne m’inspirait pas de terreur : elle ne l’a jamais fait. Mais savoir que je risquais de découvrir dans la demeure des dieux quelque chose qui me pousse à mettre fin à mes jours, comme l’avaient fait mon père et ses six compagnons… Voilà ce que je redoutais. Une idée qui me paralysait totalement ; et je me rendis compte que j’étais incapable de partager cette terreur avec mes amis. Je refusai même longtemps de me l’avouer et me persuadai que c’était un amour tout neuf du confort qui me retenait en ce Royaume ou encore quelque sortilège exercé par le père de mon père. Mais il n’en était rien. Il n’en était absolument rien.
Finalement, c’est Hendy qui, en me forçant la main, provoqua notre départ de ce Royaume de bien-être et d’oisiveté. Elle avait fait, comme chacun de nous, le serment d’atteindre le Sommet et c’est elle qui me ramena à la raison et m’obligea à tenir ma promesse.
Pour ce faire, elle choisit, le plus simplement du monde, de disparaître. Depuis notre arrivée dans ce Royaume, nous n’avions pas eu une seule défection. Pourquoi, sinon pour reprendre le Pèlerinage, quelqu’un aurait-il voulu quitter un endroit si agréable ? Mais, un matin, je constatai qu’Hendy n’était plus là. J’interrogeai plusieurs personnes – Fesild, Kath – pour savoir si quelqu’un l’avait vue, mais personne ne pouvait rien me dire.
— Elle est partie, Poilar, m’affirma Traiben, pour se faire transformer.
— Quoi ? Comment le sais-tu ?
— J’ai vu une femme hier soir, très tard, à la frontière du Royaume, qui gravissait la pente menant à l’extérieur. À la vive clarté des lunes, je l’ai vue tourner la tête et, malgré la distance, j’ai reconnu Hendy. Je l’ai appelée et elle a crié quelque chose, mais elle était trop loin pour que je puisse comprendre ce qu’elle disait. Puis elle s’est retournée, elle a poursuivi son chemin et je l’ai perdue de vue.
— Et tu l’as laissée partir comme ça ?
— Que voulais-tu que je fasse ? Elle était déjà très haut sur le sentier et devait avoir au moins une heure d’avance sur moi. Jamais je n’aurais pu la rattraper.
Je le saisis par les épaules et le secouai furieusement, avec une telle violence que sa tête se mit à aller d’avant en arrière, que ses yeux s’agrandirent démesurément et qu’il commença à changer de forme.
— Tu l’as donc vue partir et tu n’as rien fait ? Tu l’as vue et tu n’as rien fait ?
— Poilar… je t’en prie… Poilar…
Je le repoussai de toutes mes forces. Il perdit l’équilibre et tomba les quatre fers en l’air. Le regard qu’il leva vers moi exprimait plus la stupéfaction que la colère ou la douleur.
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