Mais une Hendy transformée.
Je m’avançai vers elle. Elle avait les cheveux tout blancs et sa peau était de la couleur de la mort. Elle était beaucoup plus grande maintenant, les membres prodigieusement étirés, mince comme un squelette, et sa chair, ou ce qu’il en restait, était presque transparente, de sorte que je distinguais le sang qui circulait dans ses veines. Elle était si frêle, la nouvelle Hendy, que j’aurais facilement pu traverser son corps en y appuyant le doigt. Elle était privée d’épaisseur… vidée de sa substance, en quelque sorte. Elle semblait terriblement vulnérable, une femme sans défense.
— Hendy ? fis-je, en proie à une brusque incertitude.
— Oui, c’est bien moi, dit-elle.
Et je reconnus, sans que le doute fût possible, les yeux noirs d’Hendy brillant dans le visage diaphane et émacié de la squelettique apparition.
— Où étais-tu passée ? Que t’est-il donc arrivé ?
Elle indiqua le Sommet de la main.
— Jusqu’en haut ? demandai-je en fixant sur elle un regard incrédule.
— Seulement jusqu’au Royaume suivant, répondit-elle d’une voix si ténue que je l’entendais à peine.
— Ah ! bon ! Et quel genre de Royaume est-ce ?
— Un lieu où personne ne parle.
— Je vois, fis-je en hochant lentement la tête. Un Royaume peuplé de Transformés ?
— Oui.
— Qui ont perdu l’usage de la parole ?
— Qui y ont renoncé, répondit-elle. Ils sont allés jusqu’au Sommet, en sont revenus et ont choisi de vivre là, dans ce Royaume où le silence est absolu. Ils m’ont montré la route qui mène au Sommet en l’indiquant du doigt, sans prononcer un mot. Je pense qu’ils m’ont également montré la route du Puits.
— Et ils t’ont montré comment te transformer pour devenir ce que tu es devenue !
— Personne ne m’a rien montré. Cela s’est fait tout seul.
— Ah ! fis-je d’un air entendu, alors que je n’y comprenais absolument rien. Je vois. Cela s’est fait tout seul.
— J’ai senti que j’étais en train de changer. Je n’ai rien fait pour m’y opposer.
Sa voix semblait venir de très loin, au-delà de la mort.
— Hendy, murmurai-je. Hendy, Hendy…
J’avais envie de la prendre dans mes bras et de la serrer contre moi. Mais la peur m’empêchait de le faire.
Nous restâmes un long moment face à face, sans rien dire, comme deux des habitants de ce Royaume où tout le monde avait fait vœu de silence. Elle soutenait calmement mon regard.
— Pourquoi es-tu partie, Hendy ? demandai-je enfin.
Elle hésita quelques instants avant de répondre.
— Parce que nous restions ici, sans rien faire, et que le but de notre Pèlerinage est le Sommet.
— Est-ce qu’Alamir a un rapport avec…
— Non, me coupa-t-elle d’un ton qui ne laissait pas place au doute. Absolument pas.
— Ah ! répétai-je. C’était donc pour le Sommet. Et pourtant, tu n’es pas allée jusqu’au bout quand tu en as eu l’occasion.
— J’ai découvert la route qui y mène.
— Mais tu as rebroussé chemin. Pourquoi ?
— Je suis revenue pour toi, Poilar.
Ses paroles m’allèrent droit au cœur. Je faillis tomber à genoux devant elle, mais elle me tendit les mains. Je les saisis. Elles étaient froides comme la neige, cassantes comme des brindilles.
C’est bien une manière de purification qu’elle avait subie, comme l’indiquait sa nouvelle apparence. Mais j’avais le sentiment qu’une partie fragile de l’ancienne Hendy n’avait pas été détruite. Son Pèlerinage n’était pas encore achevé.
— Il faut aller jusqu’au bout, dit-elle.
— Oui, il le faut.
— Pourras-tu quitter cet endroit ?
— Oui. Oui.
— Le feras-tu ? Ce Royaume est comme un piège qui s’est refermé sur toi.
— Il fallait que je passe un certain temps ici, Hendy. Je n’étais pas prêt à repartir.
— Et maintenant, l’es-tu ?
— Oui, répondis-je.
Je donnai l’ordre du départ, nous rassemblâmes nos affaires – le peu de matériel qui nous restait, nos maigres provisions de bouche, nos sacs tout rapiécés – et nous prîmes la route. Le père de mon père sortit sous le portique de son palais et nous regarda partir, le visage grave. Quelques-uns de ses sujets vinrent également assister à notre départ, mais je ne vis Alamir nulle part.
Je portai le corps de l’Irtiman avec Galli. À cette grande altitude, il ne montrait aucun signe de décomposition. Les paupières closes, le visage apaisé, l’Irtiman semblait dormir.
Hendy marchait à mes côtés, en tête de la colonne.
Elle avançait d’un pas sûr et résolu et il émanait d’elle une impression de grande énergie et de puissance. La fragilité que j’avais imaginée de prime abord n’était qu’une illusion. Il y avait dans son attitude une sorte d’autorité suprême que tout le monde acceptait. Sa nouvelle apparence la distinguait du reste de notre groupe aussi nettement que celle de Thrance ; mais, alors que la silhouette grotesquement déformée de Thrance faisait de lui un être repoussant et inquiétant, Hendy semblait avoir acquis une majestueuse austérité qui l’ennoblissait. Je commençai même à percevoir dans le corps étrange qui était devenu le sien une sorte de beauté.
— Voici la route qui mène au Sommet, annonça-t-elle.
C’était un étroit sentier blanc qui s’élevait au cœur d’une gorge profonde, aux parois encaissées de roche noire. Dès que nous nous y engageâmes, nous fûmes arrachés à la douceur de l’air et à la tiède indolence du Royaume du père de mon père. Comment ils avaient opéré cet enchantement, jamais je ne le découvris et je suppose que je ne le saurai jamais. Nous étions donc sortis de sa sphère d’influence et avions retrouvé la glace et les vents furieux de la très haute montagne. Mais nos corps s’adaptèrent, comme ils l’avaient déjà fait si souvent et nous réussîmes, tant bien que mal, à faire face à une nature de plus en plus hostile.
Je me retournai une seule fois. Je ne vis derrière moi qu’un chaos aux contours noyés dans les brumes azurées. Nous avions marché si longtemps que j’avais perdu la notion de tout le terrain parcouru. Derrière nous, quelque part, il y avait la prairie à l’herbe bleue. Plus bas, la paroi rocheuse de l’abrupt qui marquait la frontière du Royaume du Kvuz, encore plus bas, les rochers escarpés du Sembitol et la grotte sordide du Kavnalla ; et puis, beaucoup plus loin, le plateau des Fondus et tout le reste, la falaise que j’avais escaladée avec Kilarion, l’endroit où les faucons du Mur nous avaient attaqués et Varhad, le domaine des fantômes errant dans leur suaire fongique. Encore plus bas, la borne d’Hithiat, puis celles de Denbail, de Sennt, d’Hespen, de Glay, d’Ashten et de Roshten et enfin, tout au pied de la montagne, notre village de Jespodar, tellement loin de nous qu’il aurait aussi bien pu se trouver sur une autre planète. Ma vie là-bas semblait n’avoir été qu’un rêve. Il m’était presque impossible de croire que, pendant deux pleines dizaines d’années, j’avais vécu dans cet endroit tout plat, au milieu de la foule de ces rues animées, dans ces basses terres où le feuillage des arbres luisait d’humidité et où l’air était comme un bain de vapeur. Le Mur était devenu toute ma vie, depuis si longtemps que tout ce qui s’était passé avant relevait de l’irréel. De la même manière, tout ce que nous avions vécu en chemin se fondait dans l’irréalité. Plus rien d’autre n’avait d’existence tangible que le sol blanc du sentier sous mes pieds, que les versants de pierre noire et brillante de la gorge qui se dressaient de chaque côté, que le plafond d’épais nuages noirs qui pesait sur ma tête, aussi dense et menaçant qu’un couvercle de fer.
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