Robert Silverberg - Les royaumes du Mur

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Le Mur est une montagne. Géante, redoutable, empilement de ravins, de falaises, de précipices, elle perce les basses couches de l’atmosphère et pointe sa cime vers l’espace.
Le sommet du Mur est presque inaccessible. Pourtant, chaque année, depuis le village de Jospodar situé au pied de la montagne, quarante jeunes hommes et femmes parmi les meilleurs entrepren­nent de le conquérir. Car là-haut, d’après les légendes et de rares témoignages contradictoires, vivent les dieux détenteurs de la sagesse.
Malheureusement, l’épreuve est telle que presque personne n’est revenu pour transmettre cette sagesse, et ceux qui sont redescen­dus avaient perdu la raison.
Poilar Bancroche, qui a rêvé toute sa courte vie de parler avec les dieux, a été choisi pour commander les quarante. Il lui reste à affron­ter les royaumes du Mur comme autant de remparts protégeant le sommet, et à découvrir, peut-être, le secret terrible et poignant des dieux descendus du vide.

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Puis je me relevai et traversai le rebord boueux pour m’avancer jusqu’au bord du Puits vers lequel je penchai la tête. Je ne vis que la surface d’une eau grise, terne, qui ne reflétait rien. À cette distance, le rayonnement orange provenant du Puits était ténu, indistinct, un voile très léger.

Je fis machinalement les signes destinés à me protéger d’une influence magique ; et pourtant je savais que ce lieu n’avait rien de magique, pas plus que le feu du changement qui palpite dans les régions inférieures du Mur n’est doté d’une force magique. J’avais la conviction qu’il s’agissait d’un endroit tout à fait naturel où, de la structure interne du sol, émanait un pouvoir qui effaçait du corps le passage des ans. Dans notre petit village douillet, nous étions à l’abri de pouvoirs de ce genre, mais, sur les dernières pentes du Mur, les forces de l’univers s’exercent librement et notre corps mutable est soumis de toutes les manières à leur puissante action.

Je me sentais étrangement calme. Voici la vie, me dis-je. Voici la mort. À toi de choisir : une ou deux secondes te rendront la jeunesse, une minute et c’est la mort. Cela me semblait très bizarre et pourtant je n’éprouvais ni véritable terreur ni émerveillement particulier. Je ne désirais ni la jeunesse ni la mort que ce lieu pouvait m’apporter ; tout ce que je voulais, c’était faire ce que j’avais fait devant la sépulture de mon père et reprendre ma route. Peut-être le Pèlerinage avait-il déjà duré trop longtemps pour moi. La terreur et l’émerveillement, je le soupçonnais, étaient des sentiments que j’avais laissés en chemin.

— Alors ? fit une voix âpre dans mon dos. Allons-nous sauter là-dedans pour retrouver la beauté de la jeunesse ?

C’était Thrance. Je me retournai, le regard noir. J’aurais été capable de le tuer. Mon moment de sérénité avait volé en éclats et cela me mettait hors de moi. Mais je parvins à contenir ma fureur.

— Tu ne te trouves donc pas assez beau comme tu es ? demandai-je.

Il éclata de rire sans répondre.

— Vas-y donc ! lui cria Galli. Tu n’as qu’à plonger, Thrance ! Montre-nous ce que le Puits peut faire !

— Allons-y ensemble, belle dame, répliqua Thrance en s’inclinant devant elle.

Il y eut deux ou trois rires nerveux, d’autres qui semblaient sincères et même quelques applaudissements. Je n’en revenais pas. Chaque mot de ce badinage laissait dans mon âme une trace douloureuse ; et pourtant mes compagnons paraissaient amusés.

Je sentis de nouveau la tension et l’effroi monter en moi. Je ne parvenais pas à comprendre comment j’avais pu atteindre ici, même d’une manière fugace, à une telle tranquillité d’âme. Ce lieu était haïssable.

— Suffit, dis-je. Je trouve cette comédie de très mauvais goût. Il faut repartir.

Je levai la main vers l’endroit où la couche de nuages barrait le ciel comme une bande de métal.

— Le Sommet est là, tout près. En route.

Mais personne ne bougea. J’entendis d’autres murmures et un petit rire gêné. Kilarion fit mine d’entraîner Naxa vers le bord du Puits et Naxa, l’air faussement outragé, fit semblant de marteler la poitrine de Kilarion à coups de poing. Le sourire aux lèvres, Kath suggéra stupidement de rapporter un peu d’eau à Jespodar pour la vendre. Je les considérai avec stupéfaction. Avaient-ils tous perdu l’esprit ? Jamais je ne m’étais senti si seul qu’à cet instant où je vis tous les regards de mes compagnons tournés vers le Puits. Je lus de la fascination sur certains visages, une sorte d’avidité sur d’autres ou encore un mélange d’enjouement et d’excitation. Les sept petites sépultures ne semblaient avoir aucune signification pour eux. Traiben avait les yeux écarquillés de curiosité brûlante. Gazin, Marsiel et deux ou trois autres fixaient le Puits d’un air grave, comme s’ils avaient l’intention, dans les instants qui venaient, de s’y plonger. Hendy elle-même semblait tentée. Seule Thissa paraissait consciente des dangers que recelait le Puits, mais elle aussi avait dans les yeux une étrange lueur méditative.

Poussant, hurlant, tirant, je parvins à les écarter de là. Nous remontâmes l’étroite piste menant au sentier principal. En nous éloignant du Puits, l’enchantement sembla se dissiper : les ricanements idiots et les lourdes plaisanteries cessèrent.

Mais nous avions payé tribut au Puits en lui abandonnant deux des nôtres.

Je crus d’abord qu’il en manquait trois, car, quand je fis halte pour nous dénombrer, je m’arrêtai à quinze, sans compter Thrance. Il manquait une femme – Hilt des Charpentiers – et deux hommes. Lesquels ? Je fis l’appel. « Kath ? Naxa ? Ijo ? » Ils étaient présents. Quelqu’un dit que Gazin le Jongleur n’était pas avec nous. Puis, d’un seul coup, je me rendis compte que je ne voyais Traiben nulle part.

Par tous les dieux ! Traiben ! L’idée était insupportable. Sans m’occuper de ce que les autres pouvaient penser, je fis demi-tour et repris à toutes jambes la direction du Puits en espérant qu’il ne serait pas trop tard pour l’arracher à ses eaux mortelles.

Mais je le découvris, qui gravissait le sentier avec entrain.

— Poilar ? fit-il en me voyant foncer vers lui.

Je faillis le heurter de plein fouet et ne parvins à l’éviter qu’en faisant un écart au dernier moment et en me jetant contre un rocher qui se dressait au bord du sentier comme une grande dent acérée. Le choc me coupa le souffle et je dus m’accrocher à la roche, l’entourant de mes bras, jusqu’à ce que ma respiration redevienne normale.

— Tu as donc cru que je m’étais jeté dans le Puits, Poilar ? fit Traiben.

— À ton avis ? répondis-je en laissant éclater ma fureur.

Il me sourit. Je ne lui avais jamais vu un tel air de fausseté.

— Tu sais bien que je n’aurais jamais fait ça. Mais Gazin et Hilth l’ont fait, eux.

Je m’y attendais à moitié, mais n’en fus pas moins bouleversé.

— Quoi ? m’écriai-je. Où sont-ils ?

Je vis sur le visage de Traiben qu’ils n’étaient pas ressortis du Puits, qu’ils n’avaient pas utilisé son eau comme un bain de jouvence, mais bien pour mettre fin à leurs jours. Je compris que Traiben avait dû assister à toute la scène, observer de son air pensif et froid, regarder avec l’intérêt distant d’un bon élève un homme et une femme avec qui il était lié par un serment dissoudre leur corps devant ses yeux. À cet instant, s’ouvrit entre Traiben et moi un gouffre qui n’avait jamais existé et je sentis une tristesse infinie m’envahir ; et pourtant, au fond de moi-même, je savais qu’il avait toujours été comme cela, que je n’avais aucune raison de m’en étonner.

Nous repartîmes ensemble jusqu’au Puits. J’avais imaginé que nous pourrions repêcher les corps ratatinés et élever deux petits tumulus à côté des autres, mais il n’y avait pas la moindre trace de Gazin et de Hilth. Du bord du Puits nous remuâmes l’eau avec de longues perches trouvées à proximité, selon toute vraisemblance celles que le père de mon père avait utilisées pour en retirer les squelettes de mon père et de ses six compagnons. Mais nous ne trouvâmes absolument rien.

C’est alors que je compris que mon père et ses amis, le corps déjà réduit à la taille de celui d’un petit enfant, avaient dû changer d’avis juste avant la fin, un revirement de leur âme torturée les poussant à essayer de sortir du Puits, et avaient péri au bord en se tenant par la main. Au contraire de Gazin et Hilth qui, eux, s’étaient totalement abandonnés. Je n’essayai même pas de comprendre pourquoi. Nous élevâmes quand même des tumulus à leur mémoire, puis nous partîmes, Traiben et moi, rejoindre le reste du groupe. Je les informai de ce qui s’était passé. Un peu plus tard, tandis que nous avancions le long d’une langue rocheuse qui semblait nous mener droit dans le vide, Traiben proposa de me décrire la scène dont il avait été témoin. Le regard que je lui lançai fut si terrible qu’il s’éloigna aussitôt et ne revint me voir qu’au bout de plusieurs heures.

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