Nous atteignîmes le Royaume où l’usage de la parole était banni. C’était un territoire peu étendu, niché entre de délicates aiguilles de pierre, un peu à l’écart du chemin. Je serais passé devant sans même le voir si Hendy n’avait tendu la main dans sa direction, précisant que ses habitants vivaient dans les fentes et les crevasses de la roche. Nous ne prîmes pas le temps de nous y arrêter. J’entraperçus au passage quelques très hautes silhouettes, minces et anguleuses, près de l’une des aiguilles de pierre, avant que des écharpes de brume poussées par le vent ne les dérobent à ma vue.
Il y avait à proximité un autre petit Royaume où le Roi était un esclave que l’on transportait partout dans une litière et à qui il était interdit de poser le pied par terre et de faire quoi que ce soit par lui-même ; dans le suivant, le pouvoir était détenu conjointement par trois rois qui ne se refusaient aucun plaisir, mais, quand l’un des trois venait à mourir, les deux autres étaient enterrés vifs avec lui. Il y avait encore beaucoup d’autres Royaumes, mais nous les évitions, car j’étais las de tant d’étrangetés. Jamais je n’aurais cru que le Mur eût retenu tant des nôtres ; il est vrai que nos Quarante prenaient tous les ans le chemin de la montagne, depuis des millénaires, qu’il en allait de même pour d’autres villages et que rares étaient ceux qui revenaient. La mort en prenait un grand nombre en route et ces Royaumes gardaient le reste.
Mon père était passé par-là en son temps. Comme l’avait fait le père de mon père et quantité de mes ancêtres.
— Voici le chemin du Puits de Vie, annonça Hendy.
Elle indiqua de la main une brèche dans le versant de la gorge, où une piste secondaire s’élevait en serpentant et contournait une dent noire qui disparaissait dans la couche impénétrable des nuages. Je ne pus m’empêcher de frissonner, et pas seulement à cause du froid qui me mordait maintenant, qui nous mordait tous, avec une implacable rigueur.
— Sommes-nous obligés de passer par-là ? demandai-je à Hendy, même si je connaissais déjà la réponse.
— Il n’y a pas d’autre chemin, répondit-elle simplement.
Devant nous, la montagne allait s’étrécissant, de sorte que j’avais l’impression que nous étions arrivés à la pointe de l’aiguille. Des rafales de vent glacial dégringolant de l’amas de nuages nous frappaient comme des coups de poing. Nous étions obligés de nous agripper les uns aux autres sur le sentier. Je me demandai si la violence de ces assauts furieux ne finirait pas par nous faire perdre l’équilibre et nous précipiter vers une mort certaine. Des éclairs zébraient le ciel, effaçant toutes les couleurs de ce paysage accidenté ; mais ils n’étaient pas accompagnés de roulements de tonnerre. Nous nous étions introduits en un lieu où seuls les plus résistants peuvent survivre et la montagne nous mettait à l’épreuve.
La nuit tomba. Mais la couche de nuages était si épaisse qu’il n’y avait guère de différence entre le jour et la nuit. Marilemma continuait pourtant de briller et dispensait une vague clarté, éclairant le bord lointain de la masse nuageuse qui laissait filtrer des lueurs écarlates. Dans cette lumière diffuse, nous nous forçâmes à poursuivre notre progression tout au long des heures nocturnes. Nous avions l’impression d’avoir pénétré dans un monde où le sommeil devenait inutile.
Quand nous nous arrêtâmes enfin pour reprendre notre souffle et échanger quelques mots d’encouragement, je dénombrai mes Pèlerins rassemblés, mais le compte n’y était pas. En quittant le Royaume du père de mon père, nous étions vingt et un, dix hommes et onze femmes, Thrance étant le vingt-deuxième. Mais il semblait que nous fussions moins nombreux. Un compte rapide m’amena seulement à dix-huit.
— Où sont les autres ? demandai-je. Qui n’est pas là ?
Avec l’air raréfié de la haute montagne, le cerveau fonctionne plus lentement. Il me fallut passer plusieurs fois la petite troupe en revue avant de déterminer l’identité des manquants : Dahain des Chanteurs, Fesild des Vignerons et Bress le Charpentier. Étaient-ils tombés en suivant le sentier ? Avaient-ils décidé de rebrousser chemin, se sentant incapables de lutter contre les éléments déchaînés ? Avaient-ils été silencieusement happés par de mystérieux tentacules jaillissant d’un trou de la roche ? Nul ne pouvait le dire. Nul ne le savait. Il restait neuf hommes et neuf femmes, sans compter Thrance. J’avais réussi à amener moins de la moitié de mes Quarante à la lisière du Sommet et j’éprouvais une profonde honte devant des pertes si élevées. Et pourtant, et pourtant combien de chefs pouvaient se targuer d’avoir conduit si loin un si grand nombre de leurs Pèlerins ?
Il était hors de question de retourner sur nos pas pour aller à la recherche des trois disparus. Nous les attendîmes pendant deux heures, mais, ne voyant aucun signe d’eux, nous décidâmes de reprendre notre route.
L’aube se leva. Il nous était impossible de distinguer le globe blanc du brûlant Ekmelios à travers le plafond de nuages, mais nous perçûmes un changement de qualité dans la pénombre environnante. Puis une autre lueur nous apparut, d’une teinte orangée qui nous était inconnue, s’élevant à l’horizon, pas très loin de nous. À un embranchement du sentier, une piste secondaire, très étroite, se dirigeait vers cette lueur.
— Je crois que nous sommes arrivés au Puits, dit Hendy.
J’avais imaginé une fosse bouillonnante aux eaux brûlantes et agitées, effervescentes et écumantes, d’où s’élèveraient avec violence des sifflements stridents ; au lieu de quoi je découvris un lieu où régnait une étonnante tranquillité. Il n’y avait devant nous qu’une excavation grise et ovale, entourée par un étroit rebord de boue plus claire. La seule indication que nous étions en présence de quelque chose d’anormal était le doux rayonnement orange qui montait comme une brume de sa surface.
Sept petits monticules, semblables à des boursouflures à la surface du sol, étaient alignés en bordure du Puits.
En les voyant, je fus saisi d’une peur comme j’en avais rarement éprouvé de semblable de ma vie. Mon âme fut secouée comme par un séisme. Je me représentai mon père d’après la seule image dont j’avais gardé le souvenir, celle d’un homme grand et robuste, aux yeux étincelants, qui me lançait gaiement en l’air et me rattrapait dans ses bras. Puis je me retournai vers les tumulus en me demandant lequel des sept lui servait de sépulture et ne pus retenir un frisson de terreur. Il m’était presque insupportable de regarder l’endroit où il avait subi son horrible transformation. Je sentis le froid remonter le long de mes jambes, comme si elles avaient été plongées dans de l’eau glacée. Je perçus des murmures dans mon dos et me doutai de ce que les autres disaient.
Mais je m’avançai d’un pas vif. Le seul moyen de vaincre sa peur est de la repousser sans lui laisser le temps de l’emporter. Je m’agenouillai près des sept tumulus et posai délicatement la main sur le plus proche, songeant que c’était le premier et que, en conséquence, ce devait être celui de mon père. Peu importait si je me trompais. Dès l’instant où ma main toucha les pierres, un calme profond m’envahit. Il était là, quelque part. Je savais que je devais être près de lui.
Une légère chaleur provenait du tumulus. Elle semblait sans danger. Je fermai les yeux et murmurai quelques mots à voix basse. Puis je ramassai une poignée de cailloux, pris un peu de terre sablonneuse dans le creux de ma main et dispersai le tout sur le tumulus que je croyais être celui de mon père, et aussi sur les autres, en manière d’offrande. Je priai pour son repos éternel. Je priai également pour la paix de mon âme, au moment d’affronter la dernière et terrible épreuve.
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