C’est ainsi que j’imaginai la fin, d’après ce que le père de mon père m’avait dit et d’après ce que j’aurais voulu entendre. Mais la vérité était quelque peu différente.
— Quelques jours plus tard, reprit le père de mon père, deux habitants de mon Royaume, qui s’étaient récemment rendus au Puits, sont venus m’annoncer qu’ils avaient vu sur le bord quelque chose de bizarre et d’affreux. J’ai tout de suite compris et me suis mis en route sur-le-champ. Nous avons d’abord trouvé les sept tas de vêtements dont ils s’étaient débarrassés, puis leurs sacs, à moitié recouverts de neige. Ensuite, nous avons découvert les corps, au bord du Puits, la main dans la main : décharnés, rapetissés, les os souples et fragiles de sept nouveau-nés, unis en une chaîne macabre dans la boue chaude. Nous les avons sortis avec des perches avant de les inhumer juste à côté. Tu verras les sept tumulus en passant. Si jamais tu passes par-là.
— Pourquoi si j’y passe ? Tu m’as dit que c’était la seule voie pour atteindre le Sommet.
— Oublie le Sommet. Reste ici.
Je le considérai d’un air stupéfait.
— J’ai fait le serment de l’atteindre, répliquai-je avec une certaine vivacité.
— Nous en avons tous fait le serment, poursuivit-il. Ton père l’a fait, tout comme moi. Il a tenu parole, du moins je le pense, et cela lui a coûté la vie. Moi aussi, je suis monté jusqu’au Sommet. Cela ne m’a rien apporté de bon. Oublie le Sommet, mon garçon.
— Tu as vu le Sommet, c’est bien ce que tu as dit ?
— Oui. Et j’en suis revenu. Et je n’y retournerai plus jamais. C’est un lieu qui fait horreur. Oublie le Sommet.
Il se referma d’un coup, comme s’il avait décidé de ne plus rien dire sur ce sujet. Des vagues d’incertitude m’assaillaient. Le sinistre récit de la mort de mon père m’oppressait et avait laissé mon esprit engourdi. À cela s’ajoutait maintenant la répugnance avec laquelle le père de mon père parlait du Sommet. L’Irtiman aussi était resté vague et évasif lorsque nous avions abordé le sujet. Pourquoi ? Pourquoi ? Que me cachaient-ils donc ? Je sentis la colère monter et tendis les bras vers lui comme pour lui arracher les réponses de mes mains nues.
— Pourquoi horreur ? Que dis-tu ? Pourquoi est-ce un lieu qui fait horreur ? Dis-moi ce que l’on trouve au Sommet ! Dis-le-moi !
— Jamais.
Cette réponse en un seul mot, articulé d’une voix calme, se referma sur moi comme un cercle de fer.
J’insistai encore, mais en pure perte.
Sans se départir de cette sorte de patience sublime qui me paraissait exaspérante, il leva la main pour m’imposer silence.
— Je vais te dire ceci, mais rien de plus, reprit-il du même ton calme. Quoi que tu espères trouver là-haut, tu ne le trouveras point. Car il n’y a rien d’autre que l’horreur. Oublie le Sommet, mon garçon. Reste ici, avec moi.
— Comment veux-tu que je reste ? lançai-je, tremblant de fureur. Tu sais très bien que j’ai juré…
— Reste, répéta-t-il, impassible. Reste et tu vivras à jamais.
Je le regardai, interloqué, encore frémissant. Et il me répéta que lui et tous ceux de son peuple se rendaient périodiquement au Puits de Vie et s’y immergeaient pendant un instant pour redevenir lisses et jeunes, car le Puits avait le pouvoir d’inverser le temps. Il m’affirma que je pourrais faire comme eux. Et vivre, éternellement jeune, dans ce Royaume enchanté des plus hautes pentes du Mur, où l’air était toujours suave et doux, où la neige était tenue à distance par magie. Pourquoi aller plus haut ? Pourquoi chercher des mystères qui n’en valaient pas la peine ? Reste, me dit-il. Reste. Reste.
Ce fut comme s’il avait tourné une clé dans mon esprit. Je sentis, à mon profond étonnement, la fureur m’abandonner et je cédai à ses instances.
Il lui suffit de parler pour que toute ma détermination s’envole en quelques instants. Il lui suffit de parler pour que tout ce pourquoi j’avais œuvré pendant si longtemps me paraisse dépourvu de sens. Reste, me dit-il. Reste et vis éternellement. Pourquoi pas ? Oui, me dis-je, abasourdi. Pourquoi pas ? Cela paraissait si simple. Mets un terme à cet âpre Pèlerinage qui a déjà coûté la vie à ton père et à tant d’autres ; quitte cette route qui mène au sommet et laisse ton corps exténué prendre du repos. Reste ici. Reste. Oui, me dis-je, pourquoi pas ? Je sentis d’un seul coup que j’allais céder au genre de tentation qui semble être une caractéristique des cimes du Mur. Reste, me dit-il. Reste. Reste. Reste. Et, tandis qu’il parlait, j’avais l’impression qu’un charme était jeté sur moi, du moins je le crus sur le moment : à ma grande surprise, à ma stupéfaction, je perçus un changement profond qui s’opérait en moi, je sentis la rigidité de mon esprit perdre de sa force en ce lieu de bien-être et je m’entendis dire en moi-même : Oui, Poilar, pourquoi pas ? Reste. Reste.
Rester ? Comment pouvais-je rester ? Nous étions liés par un serment.
Mais mon serment ne m’avait pas empêché de traîner pendant plusieurs semaines d’affilée, voire des mois, dans la vallée à l’herbe bleue, au pied du dernier sommet, alors que je n’avais aucune raison d’y rester si longtemps. Je présume qu’il est dans la nature de la haute montagne d’amollir les caractères les mieux trempés, car l’air y est si peu dense, il manque tellement de consistance que la vulnérabilité de tout un chacun y est rendue manifeste. À l’altitude encore plus grande où nous étions, je commençai de m’écarter, pour un temps, de ce qui était ma propre nature profonde, de cette tension permanente vers le but que nous nous étions fixé, Traiben et moi, à l’âge de douze ans.
Ce soir-là, nous eûmes droit à un bain, puis à des jus de fruits glacés avant de faire un repas exquis arrosé de vins fins. Nous revêtîmes une robe d’une étoffe moelleuse pour passer la nuit sur une confortable pile de fourrures. Et je me pris à songer : Tu pourrais avoir cela jusqu’à la fin des temps. Jusqu’à la fin des temps, Poilar !
C’était comme si, d’une manière foudroyante, mon esprit venait d’être atteint d’une maladie. Pourquoi essayer de conquérir le Sommet ? Il y aurait encore quantité de dures épreuves à surmonter pendant le reste du trajet et le malheur au bout du voyage. Le Sommet ? À quoi bon aller jusque-là ? C’est un lieu qui fait horreur, m’avait dit le père de mon père. Tu n’y trouveras que l’horreur. Il y était allé ; il savait de quoi il parlait. Je ne parvenais pas à chasser de mon esprit le sinistre récit de la mort de mon père, qui ne cessait de traverser mes pensées avec l’impétuosité d’un torrent de montagne, me bouleversait et minait ma volonté. Ce qui me frappait avec le plus de force n’était pas tant l’image de ces tas d’ossements minuscules, même si elle était affreuse, mais plutôt la question de savoir ce qui avait poussé ces sept Pèlerins à choisir une mort aussi atroce. Je ne parvenais pas à me poser franchement cette question, car elle ouvrait des abîmes en moi. Je me répétais donc que toute notre quête n’était que folie. Renonce, me disais-je. Renonce. Tu t’es battu assez longtemps pour réaliser quelque chose qui n’en valait pas la peine. Installe-toi dans le royaume du père de ton père et abandonne-toi à cette vie facile. Ou bien monte un tout petit peu plus haut, si tu y tiens, fonde ton propre Royaume où tu vivras dans le bonheur éternel et laisse les dieux vaquer tranquillement à leurs affaires. Je dois le confesser : telles furent mes pensées. Nul n’est assez fort pour ne pas voir sa résolution chanceler de loin en loin sur la route qui mène au Sommet du Mur.
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