En me voyant approcher, il se tourna vers moi et me sourit. Mais ce qui voulait être un sourire était froid et sans joie, évoquait plutôt la grimace d’un démon, une manière de rictus dévoilant des chicots noircis dans la bouche aux lèvres retroussées, souriant d’un côté, renfrognée de l’autre. La couleur de son œil gauche n’était pas la même que celle du droit, et ses deux yeux étaient petits et luisants, mais sans éclat, comme si le feu qui brûlait derrière eux était sur le point de s’éteindre. Le côté gauche de son visage, tiré vers le haut, était plissé et déformé d’une manière qui me rappelait celui de Min, mais ce qui était arrivé à Min semblait n’être rien en comparaison de la mutilation de cet homme. Si Min semblait avoir fondu au sortir de la grotte de la Source, l’étrange individu au corps asymétrique semblait sortir d’un four, desséché par la cuisson, brûlé, réduit à des dimensions irréductibles.
Je fus pendant quelques instants incapable d’articuler un seul mot.
Puis Kath sortit du groupe et s’adressa à moi avec quelque chose de sournois dans le regard.
— Te souviens-tu de cet homme, Poilar ?
— Si je me souviens de lui ? Où l’aurais-je connu ?
— Au village, répondit Kath. Il y a longtemps.
— Non.
J’examinai encore plus attentivement l’étranger et finis par secouer la tête.
— Pas du tout.
L’homme s’avança vers moi et me tendit une main aussi tordue et déformée que le reste de son corps.
— Je m’appelle Thrance, dit-il.
J’ouvris la bouche comme s’il venait de m’assener un coup de poing dans l’estomac. Lui, Thrance ? Thrance ?
En entendant ce nom, il me revint aussitôt à l’esprit une image resplendissante, inoubliable de mon enfance. J’avais douze ans, c’était le Jour de la Procession et du Départ, j’avais pris place avec Traiben dans la tribune principale et nous attendions que les nouveaux Pèlerins sortent du Pavillon. Les grandes portes d’osier pivotèrent enfin, les Pèlerins apparurent et je vis Thrance, Thrance le magnifique, Thrance l’incomparable, le plus grand des athlètes, célèbre pour sa vigueur et sa vaillance, un homme d’une beauté éclatante, au corps parfait, une force de la nature jaillissant du Pavillon, prenant juste le temps de sourire et d’agiter la main avant de s’élancer de sa fameuse foulée bondissante vers les premiers contreforts du Mur. Comme il était magnifique ce jour-là, comme il était beau ! Comme il ressemblait à un dieu ! Et c’est ça que Thrance était devenu ? Ça ? Ça ?
Tous les regards étaient braqués sur nous, passant alternativement de lui à moi pour revenir se fixer sur lui. Ils voulaient voir comment j’allais réagir devant cette situation. Et je compris à l’éclat de leurs yeux et à l’expression avide de leur visage que l’étranger à la laideur répugnante les tenait sous son charme comme par magie, qu’il avait réussi à les séduire pendant ma courte absence. Il y avait en lui quelque chose de sinistre, d’effrayant et de farouche qui les attirait irrésistiblement. Ce qui est sinistre peut exercer une fascination irrésistible.
Cela me donna la chair de poule, comme si j’avais senti qu’un orage chargé d’éclairs allait s’abattre sur nous. Si cet homme était réellement Thrance et non quelque démon ayant usurpé son identité, il avait vraiment beaucoup souffert. Mais, malgré l’étendue des ravages, je sentais qu’il y avait encore en lui une grande vigueur, même s’il s’agissait peut-être d’une autre sorte de force que celle qu’il avait eue autrefois. Peut-être même sa force provenait-elle des ravages qu’il avait subis. Ce qui rendait ses réactions imprévisibles et faisait par conséquent de lui quelqu’un de dangereux.
Pendant un moment, nous nous mesurâmes du regard comme deux lutteurs se préparant à s’affronter. J’avais l’impression, en regardant au fond de ces yeux ternes et dissemblables, de plonger dans un abîme.
Je savais qu’il me fallait agir sans hésiter, faute de quoi il prendrait les devants pour s’assurer l’avantage. Je saisis donc sa main sèche, à la peau squameuse, et la serrai fermement en m’adressant à lui d’un ton cérémonieux.
— Je m’appelle Poilar, fils de Gabrian, fils de Drok. Je suis le chef de ces Quarante, partis de Jespodar pour accomplir le Pèlerinage. Que veux-tu de nous ?
— Je crois me souvenir de toi, répondit-il d’une voix traînante, comme s’il avait trouvé quelque chose de comique dans ce que j’avais dit ou dans la manière dont je l’avais dit. Mais oui, Poilar ! Un petit maigrichon qu’on voyait clopiner dans les rues du matin au soir et qui ne pensait qu’à jouer de méchants tours à tout le monde. Je ne me trompe pas ? Et te voilà devenu chef d’un groupe de Pèlerins ! Comme le temps change toutes choses !
J’entendis des rires nerveux dans les rangs de mes compagnons. Ils n’avaient pas l’habitude d’entendre quelqu’un se moquer de moi. Mais je parvins à me contenir et continuai de soutenir son regard.
— Je suis bien le Poilar dont tu parles. Mais, toi, es-tu vraiment Thrance ?
— J’ai dit que c’était mon nom. Pourquoi mets-tu ma parole en doute ?
— Je me souviens de Thrance. Je l’ai vu sortir du Pavillon des Pèlerins et s’élancer dans la rue. Il répandait une lumière, comme un soleil. Il était beau comme un dieu.
— Alors que je ne le suis pas ?
— Tu ne lui ressembles pas du tout. Non, pas le moins du monde.
— Eh bien, si tu dis vrai, je dois être devenu très laid. Il semble que j’ai subi certains changements désagréables depuis que je vis dans ces montagnes. Si je ne suis plus aussi plaisant à regarder que je le fus, je te prie de me pardonner, mon ami, si cela blesse ta vue. Vous tous, je vous demande de me pardonner, poursuivit-il en faisant aux autres une petite courbette ironique qui leur arracha des sourires gênés. Mais je suis quand même Thrance, fils de Timar, ancien Pèlerin de Jespodar.
— Peut-être. Peut-être pas.
— Si je ne suis pas Thrance, qui suis-je, je te prie ?
— Comment le saurais-je ? Tu pourrais être n’importe qui. Ou n’importe quoi. Un démon, un fantôme, un dieu sous des traits d’emprunt.
— Oui, fit-il en m’adressant de nouveau son sourire de tête de mort. C’est possible. Je pourrais être Sandu Sando ou bien Selemoy des soleils. Mais, en réalité, je suis Thrance. Le fils de Timar le Charpentier, qui était le fils de Diunedis.
— N’importe quel démon serait capable de me réciter le lignage de Thrance, ripostai-je. Ce n’est pas pour cela qu’il serait Thrance.
L’étranger parut amusé, à moins qu’il ne commençât à être agacé par mon entêtement.
— Avec ce genre d’arguments, nul ne pourra jamais convaincre personne de quoi que ce soit, déclara-t-il. Je peux donner la liste de mes ancêtres jusqu’à la dixième génération, nommer les vingt Maisons du village ou les Quarante de mon Pèlerinage, répondre à toutes tes questions, mais tu prétendrais encore que ce démon a pris tout cela dans l’esprit de Thrance dans le dessein de t’abuser. Très bien, tu n’as qu’à croire ce que tu veux. Pour moi, cela n’a aucune importance. Mais je te répète que je suis Thrance.
— D’où est venu cet homme ? demandai-je en me tournant vers Kath.
— Il est apparu d’un seul coup au milieu de nous, répondit-il. Comme s’il avait surgi du sol.
— C’est bien la manière d’un démon, fis-je en lançant un coup d’œil à l’étranger.
— Nous étions là, reprit Kath, entre nous, à attendre ton retour et, l’instant d’après, il était avec nous. « Je suis Thrance de Jespodar », annonça-t-il. Et, quand nous lui apprîmes que nous étions justement des Pèlerins de ce village, il s’est mis à rire comme un possédé, à sauter en l’air et à danser. Puis, d’un seul coup, il est devenu très grave, nous a pris par le poignet, Galli et moi, et a demandé, la mine sombre : « Alors, qui se souvient de Thrance ? Si vous êtes de Jespodar, vous devez vous souvenir de Thrance. » – « Nous n’étions que des enfants quand tu es parti, si tu es bien Thrance, a répondu Galli. Nous ne pouvons donc pas avoir des souvenirs précis de toi. » En entendant cela, il a éclaté de rire, puis il l’a attirée à lui, l’a embrassée et lui a mordu profondément la joue en disant : « Maintenant, tu te souviendras de moi. » Puis elle lui a demandé des nouvelles de son frère aîné qui était dans les Quarante de Thrance. Il connaissait le nom du frère, mais il a répondu qu’il n’avait pas la moindre idée de ce qu’il était devenu, ce qui a fait fondre Galli en larmes. Ensuite, il a demandé du vin. J’ai répondu que nous n’en avions pas à lui offrir. Cela l’a rendu furieux et il a répété qu’il était Thrance de Jespodar. Alors, Muurmut a pris la parole et lui a dit : « Thrance ou pas Thrance, nous n’avons pas de vin à te donner. » Et puis…
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