J’ordonnai une halte pour nous approvisionner en eau et en nourriture, car, devant nous, le paysage semblait fort aride. Pendant ce temps, je partis reconnaître le terrain en compagnie de Traiben. Mais, chemin faisant, je ne dis pas grand-chose, et, quand Traiben me parlait, je répondais laconiquement.
— Tu es d’humeur bien sombre, me fit-il remarquer au bout d’un moment, pour quelqu’un qui vient de prendre une nouvelle maîtresse.
— Oui, répondis-je. C’est comme ça.
— Je suppose que cela peut arriver. Quand on assouvit un désir longtemps contenu et qu’on découvre que la réalité n’est pas à la hauteur de…
— Non, répliquai-je avec sécheresse. Que sais-tu de ces choses ? Cela n’a rien à voir !
— Bon, fit Traiben, je me suis trompé. Je te demande pardon, Poilar.
Ce fut à son tour de garder le silence et nous avançâmes sans mot dire pendant toute la matinée, comme deux étrangers cheminant côte à côte sur la même route. Les deux soleils brillaient dans le ciel. Dans l’air raréfié des hauteurs, il n’y avait pas le moindre nuage pour nous protéger de l’ardeur des rayons blancs d’Ekmelios et même de la chaleur dispensée par le disque rouge et plus éloigné de Marilemma. La pente se fit très raide et, comme je l’avais pressenti, le sol devint de plus en plus desséché à mesure que nous avancions. Et pourtant je sentais une étrange émanation qui provenait de la première terrasse de la montagne, un appel d’une nature bizarre, comme une grosse voix ensommeillée qui eût répété : Oui, vous êtes sur la voie, venez à moi, venez à moi, venez.
Le silence de Traiben commençait à devenir pesant et j’avais honte de lui avoir parlé si durement.
— Je pense que, si je suis d’humeur si sombre, dis-je enfin, c’est à cause d’un rêve qu’Hendy m’a raconté il y a quelques jours, dans la vallée. Aujourd’hui encore, son ombre pèse sur moi.
Et j’entrepris de lui raconter le rêve d’Hendy, exactement comme elle l’avait fait. Quand mon récit fut terminé, je tremblai encore une fois d’horreur, mais Traiben se contenta de hausser les épaules.
— Pauvre femme, fit-il d’une voix qui manquait singulièrement de compassion. Quelle idée sinistre et extravagante à entretenir en soi.
— Et si ce n’était pas une idée extravagante ? Imaginons que ce soit ce qui nous arrive réellement quand nous mourons.
— Après la mort, il n’y a rien, répliqua-t-il en riant. Rien, Poilar.
— Comment peux-tu en être si sûr ?
— Nous avons déjà parlé de cela quand nous étions bien plus jeunes. L’aurais-tu oublié ? Une bougie continue-t-elle à brûler quand on en éteint la flamme ?
— Nous ne sommes pas des bougies, Traiben.
— C’est la même chose. Nous nous éteignons et c’est la fin.
— Et si ce n’était pas vrai ?
Il haussa derechef les épaules. Je voyais bien que le rêve d’Hendy ne lui faisait absolument aucun effet. À moins qu’il ne se donnât beaucoup de mal pour le cacher. Hendy était peut-être pour lui un sujet sensible. Il lui était déjà arrivé de considérer une de mes nouvelles conquêtes comme un obstacle à notre amitié.
J’eus de nouveau l’impression d’entendre l’appel de la montagne. Venez… venez… venez… Qu’est-ce que cela pouvait bien être ?
J’hésitais pourtant à demander à Traiben s’il percevait cet appel, de crainte qu’il ne croie que je souffrais d’hallucinations. Nous ne semblions pas, ce jour-là, être sur la même longueur d’onde. Nos deux âmes étaient plus éloignées l’une de l’autre qu’elles ne l’avaient jamais été dans mes souvenirs.
Pour détendre un peu l’atmosphère, je commençai à lui raconter mon propre rêve, mon rêve heureux de dieux dorés et resplendissants dans leur merveilleux palais de lumière, tout en haut du Mur.
Mais Traiben semblait à peine m’écouter. Il ne cessait de regarder de côté et d’autre, il ramassait des pierres qu’il lançait en l’air, il mettait sa main en visière et scrutait les lointains.
— Je t’ennuie ? demandai-je avant même d’être arrivé au milieu de mon récit.
— C’est un beau rêve, Poilar. Un très joli rêve.
— Mais un peu simplet à ton goût ?
— Non, non. Une merveilleuse vision.
— Oui, ce n’est qu’une vision. Et le rêve d’Hendy une illusion sinistre. Dépourvus l’un et l’autre de toute réalité, c’est bien ce que tu veux dire ?
— Qui sait ? Nous ne saurons pas à quoi ressemble la mort avant de mourir. Pas plus que nous ne saurons à quoi ressemblent les dieux avant d’avoir atteint le Sommet.
— Je préfère penser que les dieux sont tels que je les ai vus dans mon rêve. Que ce rêve même est peut-être un message des dieux pour nous exhorter à tenir bon, à poursuivre résolument notre ascension.
Traiben me lança un regard bizarre.
— Un message, tu penses ? Oui, c’est possible. Je croirais plutôt à ton rêve qu’à celui d’Hendy. Mais nous ne le saurons que lorsque le moment sera venu. J’ai fait une nuit un rêve qui était exactement le contraire du tien, Poilar ; est-ce que je te l’ai déjà raconté ? Un rêve blasphématoire, réellement affreux, un véritable cauchemar. J’ai rêvé que j’atteignais le Sommet… Les dieux étaient bien là, mais répugnants, affreux, difformes, les êtres les plus dépravés qui soient, des monstres d’une bestialité et d’une stupidité telles qu’ils auraient fait passer les Fondus pour des parangons de beauté. C’est pour cela qu’aucun des Pèlerins ayant jamais atteint le Sommet ne voulait parler à son retour de ce qu’il avait vu, car ils se sentaient incapables de révéler la terrible vérité sur les dieux que nous adorons.
Traiben se mit de nouveau à rire, de ce petit rire âpre que je connaissais bien, comme pour écarter avec détachement un sujet de conversation qui ne le laissait pas du tout indifférent.
— À propos de messages, reprit-il, n’as-tu pas perçu depuis déjà un petit moment quelque chose qui pourrait y ressembler ?
— Un message de la montagne ? Un appel… une force qui cherche à nous attirer ?
— Alors, tu l’as senti !
— Toi aussi, je vois.
— Cela fait déjà un certain temps. Une voix qui me parle, qui m’exhorte à avancer.
— Oui. C’est exactement cela. Crois-tu que ce soit la voix des dieux qui nous indique que nous sommes sur la bonne route ?
— Décidément, Poilar, tu ne penses qu’aux dieux aujourd’hui. Qui sait ce que signifie cet appel ? Des dieux… des démons… d’autres Fondus… un nouveau Royaume dont nous approchons… ?
— Je pense qu’il vaudrait mieux faire demi-tour. Aller voir si les autres ont perçu la même chose que nous. Et puis réunir le conseil pour décider de ce qu’il convient de faire.
— Oui, fit-il. C’est une bonne idée.
Nous rebroussâmes chemin sur le sentier caillouteux. À chaque pas, la voix se faisait moins distincte dans mon esprit. Il en allait de même pour Traiben et, en arrivant au bivouac, nous ne l’entendions plus du tout.
En notre absence, un étranger était entré dans notre campement et c’était un très étrange étranger.
Il se tenait au milieu du groupe et tout le monde s’agglutinait autour de lui, comme si chacun s’efforçait d’être le plus près possible afin de mieux le regarder. Seule Thissa se tenait à l’écart, maussade comme à son habitude, observant la scène de loin, le visage sombre. L’étranger dépassait tout le monde ou presque de la tête et des épaules ; il était même plus grand que Muurmut et Kilarion. Il semblait être en train de rire et de plaisanter, et tout le monde paraissait suspendu à ses lèvres. On eût dit qu’il était chauve, mais il bougea légèrement et je vis qu’il avait des cheveux, seulement sur un côté de son crâne, des cheveux très bizarres, blancs comme une brume de montagne et épais comme de l’étoupe, qui pendaient en longues mèches presque jusqu’à sa taille. Son corps paraissait dur et émacié, tellement maigre que l’on distinguait ses os saillants sous la peau tendue, une peau curieusement marbrée, noire comme la nuit à certains endroits ou d’un blanc éclatant. Ses épaules, bien que très larges, étaient bizarrement tordues, tout de travers, comme s’il s’était arrêté au beau milieu d’un changement de forme qu’il n’aurait pu mener à son terme. En m’approchant, je découvris qu’il avait une jambe torse, tout comme moi, mais son infirmité était poussée à l’extrême, la jambe gauche beaucoup plus longue que l’autre, qui s’écartait obliquement et revenait en s’incurvant, arquée en lame de faux. Tout son corps était tordu le long de son axe, une hanche plus haute que l’autre et de biais, ce qui provoquait la saillie marquée de la jambe.
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