L’extraordinaire vigueur qui avait fait de lui un athlète accompli lui avait rendu grand service. Son endurance était phénoménale, mais il passait ses journées en longues rêveries. De temps en temps, l’idée lui venait de reprendre son Pèlerinage, ou bien l’envie de redescendre dans notre village pour s’installer dans la rotonde des Revenants. Mais il ne faisait ni l’un ni l’autre. Cette région aride et dénudée du Mur était devenue sa véritable patrie. Elle constituait tout son univers. Il avait presque oublié pourquoi il vivait sur cette montagne. Mais, à ce qu’il prétendait, la mémoire lui était revenue en nous voyant déboucher de la cuvette verdoyante : le but était de grimper, d’arriver en haut. C’était apparemment la seule chose qui comptait pour lui : arriver en haut. Pas un mot sur les dieux, sur l’acquisition de la sagesse, ni sur de vieux serments à tenir. Le désir ardent d’atteindre le Sommet avait ressuscité en lui en dehors de toute autre considération. Il en avait assez de cette région du Mur et le moment était venu de reprendre sa marche en avant. Mais il se rendait compte qu’il lui serait impossible d’aller très loin en restant seul. Voilà pourquoi il venait nous faire cette proposition : accepter dans notre groupe un nouveau membre, endurci par l’expérience, connaissant la plupart des périls qui nous guettaient. Si nous l’acceptions parmi nous, il se rendrait utile en nous aidant à éviter les embûches du chemin. Mais, si nous en décidions autrement, il nous souhaiterait bonne chance et attendrait l’arrivée des Pèlerins de l’année suivante.
Il se tut et, l’air indifférent, attendit que je prenne la parole.
— Tu n’as fourni dans ce long récit, fis-je observer au bout d’un moment, aucune explication sur la manière dont se sont produits ces changements dans ton apparence. Pas plus que sur l’endroit où cela s’est passé ni sur la raison.
— Est-ce vraiment un grand mystère ? Tu n’es pas sans savoir que, sur Kosa Saag, l’imprudent court de grands risques de subir des transformations. Même celui qui est sur ses gardes en est parfois victime.
— Oui, fis-je, je le sais. Plus bas, dans le Premier Royaume, celui des Fondus, j’ai vu ce qui peut arriver. C’est là que tu…
— Non, ce n’est pas là, me coupa-t-il d’un ton dédaigneux, tandis qu’une ombre passait sur son visage défiguré. C’était plus haut. J’ai traversé le Premier Royaume sans difficulté. Qui aurait envie de vivre dans ce pays inhospitalier et d’adorer des démons qui boivent le sang de leurs fidèles. Non, Poilar, je ne suis pas un Fondu. Ils ne valent guère mieux que des animaux, comme tu as sans doute pu le constater. Moi, je fais partie des Transformés. De mon plein gré et parce que je pensais que cela me procurerait un avantage.
La différence me semblait fort subtile : Fondu, Transformé, ce n’était qu’une question de vocabulaire. Dans les deux cas, c’était une affreuse mutilation. Mais je m’abstins de tout commentaire.
— Veux-tu en parler ? lui demandai-je.
— C’est dans le Royaume du Kavnalla que j’ai subi cette transformation. Je devrais dire une transformation partielle. L’opération est restée inachevée, ce qui explique pourquoi j’ai maintenant cette apparence.
— Le Kavnalla ? répétai-je, car ce nom ne me disait rien.
— Oui, le Kavnalla. Tu découvriras bien assez tôt de quoi il s’agit, mon ami. Tu auras l’occasion de saluer le Kavnalla en personne et d’écouter son chant. Et, à moins de faire très attention, tu seras tenté de t’offrir à lui comme je l’ai fait et de rejoindre les légions des Transformés.
Je pensai à la voix silencieuse que Traiben et moi avions perçue le matin même, pendant notre reconnaissance, ce silencieux murmure enjôleur qui nous exhortait à avancer. Était-ce le chant de ce Kavnalla dont parlait Thrance ? Très probablement. Mais nous avions réussi à échapper sans difficulté à l’attrait de cette voix.
— J’en doute fort, répliquai-je. Je ne me laisse pas si facilement séduire.
— C’est vrai, Poilar ? Tu le crois réellement ?
Il sourit, de ce sourire condescendant devant lequel je me sentais comme un enfant.
— Eh bien, peut-être, reprit-il. Il est vrai que tu as l’air fait d’une autre étoffe. Mais ne t’y trompe pas, le Kavnalla en a séduit plus d’un. Je fais partie de ceux-là.
— Raconte-moi.
— Je le ferai en temps voulu, quand nous arriverons aux portes de son Royaume. Ce que je vais te dire maintenant, tu le soupçonnes déjà : ma transformation fut la plus grosse erreur de ma vie. Je croyais pouvoir entrer dans le jeu du Kavnalla et gagner la partie. En réalité, j’étais persuadé de pouvoir devenir Roi sur cette montagne. Quand j’ai pris conscience de mon erreur, j’ai réussi à m’échapper – et ils sont rares, très rares, ceux qui y parviennent, mon garçon –, mais pas avant d’avoir été transformé en ce que tu as devant les yeux, un changement de forme qui est irrémédiable.
Il fixa sur moi un regard perçant comme une vrille. Le « mon garçon » condescendant, glissé dans une phrase, ne m’avait pas échappé, mais je décidai de ne pas le relever.
— Le chant du Kavnalla exerce une puissante séduction, poursuivit-il. J’ai appris à faire ce qu’il fallait pour ne plus l’entendre, mais trop tard.
— Et ce Kavnalla, demandai-je, il est loin d’ici ?
— Son domaine est le prochain Royaume. Tu peux y arriver en très peu de temps.
C’était donc bien la voix du Kavnalla que nous avions entendue.
Si vous n’y prenez garde, expliqua Thrance, avant de comprendre ce qui vous arrive, vous vous alignerez, tes compagnons et toi, pour vous offrir à la transformation. C’est là, dans le Royaume du Kavnalla, que j’ai perdu la plupart de mes Quarante. Et, comme tu peux le constater, j’ai bien failli me perdre moi-même. Le malheur a frappé plus d’un Pèlerinage dans le Royaume du Kavnalla. Le feu du changement y est très fort ; il s’élève du sol comme un bouillonnement et assujettit tout ce qui ne lui résiste pas.
— Dans ce cas, nous l’éviterons, répondis-je aussitôt. Il n’y a pas qu’un seul chemin qui mène au Sommet.
— Non. Non, vous n’avez pas le choix, il faut passer par là. Crois-moi, je sais de quoi je parle. J’ai parcouru tous ces sentiers de long en large, mon garçon. Si tu veux vraiment atteindre le Sommet, il n’y a pas d’autre chemin que celui qui traverse le Royaume du Kavnalla. Après, c’est celui du Sembitol et ensuite le Royaume du Kvuz.
Sembitol, Kvuz… Ces noms ne m’évoquaient absolument rien. Décidément, on ne nous avait rien appris au village. Rien du tout.
— Comment puis-je avoir la certitude qu’il n’existe pas de route plus sûre ? demandai-je.
— Je suis allé partout, j’ai tout vu et je sais par où il faut passer.
— Et si tu mentais ? Si tu étais un agent du Kavnalla envoyé pour gagner notre confiance et nous conduire droit entre ses mains.
Mes paroles provoquèrent une flambée de colère. J’eus pour la première fois l’impression qu’il jetait le masque pour se montrer tel qu’il était en réalité, angoissé, violent, tourmenté. Il cracha par terre, leva les bras et bondit sur ses pieds, puis il fit quelques pas de sa démarche titubante qui faisait ressembler la mienne à un pas de danse. Quand il pivota pour se retourner vers moi, ses yeux flamboyaient de rage.
— Quel imbécile tu fais, mon pauvre garçon ! Comme tes petits soupçons mesquins sont absurdes ! Si tu me prends pour un espion, tu n’as qu’à aller voir sans moi ! Entre dans la grotte du Kavnalla, embrasse-le sur la joue et murmure-lui à l’oreille que Thrance lui transmet toute son affection ! Tu verras bien ce qui t’arrive ! Tu verras quelles merveilleuses transformations il te fera subir ! Ou plutôt non… Tu n’as qu’à suivre un autre chemin, si tu préfères éviter le territoire du Kavnalla. Libre à toi de prendre la direction de l’orient et de gravir ce versant en haut duquel t’attend un lac d’eau bouillante. Libre à toi de choisir l’occident et de t’engager dans le territoire des buveurs de ténèbres. Comme ça te chante, mon garçon ! Comme ça te chante !
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