Il y avait chez lui une sorte de magnétisme sauvage qui nous fascinait, que nous le voulions ou non, et auquel j’étais extrêmement sensible. Thrance semblait ne rien prendre au sérieux, saisissant tous les prétextes pour éclater d’un rire grinçant, envoyant des piques quand un mot gentil eût été plus opportun ; nous n’attendions rien d’autre de lui et trouvions même son comportement divertissant. Qu’il fût capable de stoïcisme, qu’il disposât d’une énergie et d’une résistance phénoménales, impossible d’en douter. Mais il était compliqué et difficile, un perpétuel mécontent, un fauteur de désordre, le trublion que Muurmut avait pressenti.
Il ne pouvait s’empêcher d’avoir des chouchous, mais ce n’étaient jamais les mêmes. Un jour, c’est ma compagnie qu’il recherchait, le lendemain, celle de Kilarion, puis il n’acceptait de marcher qu’avec Galli d’un côté et Tull des Clowns de l’autre, et ainsi de suite. Quand quelqu’un ne l’intéressait pas, il ne prenait pas de gants. « Ne t’approche pas de moi, tu m’ennuies », lançait-il. C’est ce qu’il dit à Muurmut. C’est ce qu’il dit à Naxa. Mais il le dit aussi à Jaif, le Chanteur au grand cœur et à l’âme de cristal, qui ne comprit pas pourquoi il se faisait rabrouer de la sorte.
Malgré sa laideur, c’est sur les femmes que la fascination exercée par Thrance était la plus forte, à l’exception de Thissa qui refusait de s’approcher de lui. Grycindil semblait particulièrement attirée, ce qui ne contribuait nullement à améliorer l’humeur de Muurmut. Je la voyais souvent jouer des coudes pour être aussi près que possible de Thrance, tandis que Muurmut bougonnait et grommelait dans son coin. Mais Thrance dormait seul, du moins pendant les premières nuits. Je crus, les premiers temps, qu’il n’était pas homme à s’intéresser le moins du monde aux Changements, du moins tels que nous les pratiquions, que le Changement qu’il avait lui-même subi était si radical que son mode d’existence n’avait plus rien à voir avec le nôtre. Ce en quoi je me trompais.
Jamais il ne parlait de sa vie au village, ni du destin des autres Pèlerins en compagnie desquels il s’était lancé à l’assaut du Mur tant d’années auparavant ; en fait, il ne disait jamais un mot sur lui-même ni sur son passé. Le Thrance majestueux de mon enfance, celui que j’avais si souvent admiré quand il courait à l’occasion des jeux hivernaux, quand il lançait le javelot ou remportait l’épreuve de saut en hauteur, ce Thrance était mort et enterré, au plus profond de son corps transformé et déformé. Sa conversation n’était que badinage, raillerie et dérision cruelle, sarcasmes et énigmes. Mais le plus mystérieux était peut-être sa versatilité ; souvent expansif et pétulant, il ouvrait la marche à fond de train malgré sa claudication en nous criant joyeusement de ne pas nous laisser distancer, il tombait brusquement dans une profonde morosité et prenait un air maussade et distant. Comme si, par intervalles, il était possédé de quelque dieu ou d’un esprit malin ; et quand le dieu, ou l’esprit, se retirait, il ne restait plus qu’une enveloppe vide. Ce changement pouvait se produire trois fois en cinq minutes ; on ne savait jamais à quel Thrance on aurait affaire l’instant d’après.
Au bout d’une semaine de marche, il chassa Muurmut de notre groupe.
Je ne sus jamais précisément ce qui s’était passé. Grycindil se trouvait au centre de l’affaire : c’était la seule certitude. Elle était à l’évidence allée voir Thrance pendant la nuit et il l’avait gardée auprès de lui ; voilà ce que valait ma théorie selon laquelle il n’éprouvait plus le besoin ou le désir d’accomplir les Changements. Ensuite – s’il fallait en croire Kath qui, couché à proximité, avait surpris une partie de la dispute –, Muurmut était arrivé pour reprendre Grycindil.
C’était une réaction infantile, car, bien qu’amants, ils n’étaient pas engagés – une chose inconcevable sur Kosa Saag – et Grycindil demeurait libre de dormir où bon lui semblait. Mais Muurmut n’acceptait pas cette situation. Thrance et lui s’étaient donc disputés en pleine nuit. J’avais bien perçu un échange violent de paroles étouffées par la distance, mais j’étais trop épuisé par la longue journée de marche pour y prêter véritablement attention, et Hendy m’avait attiré contre elle en murmurant d’une voix ensommeillée que ce n’était rien et que je n’avais pas à m’inquiéter. Le lendemain matin, Muurmut avait disparu.
— Où est-il passé ? demandai-je, car son absence ne passait pas plus inaperçue que son encombrante présence. Qui a vu Muurmut ?
— Il nous a faussé compagnie, répondit Thrance en montrant la pente escarpée que nous avions gravie la veille.
— Quoi ?
— Il m’a dit qu’il avait peur de la haute montagne. Il pense que son âme y sera dévorée. Et, moi, je lui ai dit : « Elle le sera, Muurmut. Tu devrais rentrer au pays. Redescends jusqu’au village, Muurmut, et demande-leur de t’accueillir. » Il a compris que ma voix était celle de la sagesse. Et il est parti. Il deviendra un Revenant et cela lui conviendra parfaitement.
Les explications de Thrance me laissèrent abasourdi. Jamais je n’avais vu Muurmut accepter un ordre de qui que ce fût et aucune menace qu’il fût possible d’imaginer n’aurait pu le pousser à capituler de la sorte.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire absurde ? fis-je en interrogeant tout le monde du regard. Où est Muurmut ? Qui l’a vu ?
Mais personne ne l’avait vu. Nous cherchâmes des traces et Ment le Balayeur, particulièrement habile en la matière, crut distinguer une piste qui descendait à partir du campement. Je demandai à Gazin, Talbol et Naxa de la suivre et de retrouver Muurmut. Thrance éclata de rire et se leva en croisant les bras pour déclarer que Muurmut était parti et que nous ne le trouverions jamais. Nos trois compagnons ne revinrent qu’au bout de plusieurs heures et nous passâmes le reste de la journée à attendre, mais Muurmut ne se montra pas. Il n’y avait rien d’autre à faire que de reprendre la route. Je pris Grycindil à part pour lui demander de me raconter ce qui s’était passé, mais tout ce qu’elle put me dire fut que Muurmut était venu la voir pendant qu’elle dormait avec Thrance, que les deux hommes s’étaient éloignés dans l’obscurité pour parler et que Thrance était revenu finir la nuit à ses côtés. C’était une nuit sans lune. Elle n’avait pas la moindre idée de la direction que Muurmut avait prise ni de la raison de son départ. Jamais ces questions ne reçurent de réponse. Je ne sais pas non plus ce que Thrance avait dit à Muurmut ni quel enchantement il avait opéré sur lui. Et je ne le saurai jamais.
Aussi bizarre que cela puisse paraître, la disparition de Muurmut laissa un grand vide dans mon esprit. Je ne l’avais jamais aimé, il n’avait fait que me susciter des ennuis et j’aurais dû me réjouir de ne plus l’avoir à mes côtés. Mais je ne suis pas comme cela. Certes, il avait empoisonné ma vie, mais il faisait partie des Quarante et je déplorais son départ pour cette raison, mais aussi parce qu’il était robuste et pouvait nous être précieux. C’était curieux, mais il allait me manquer. L’idée me vint qu’en troquant Muurmut contre Thrance je n’avais pas gagné au change. Même s’il représentait une force négative à l’intérieur du groupe, il m’avait toujours été assez facile de contrôler Muurmut et de déjouer ses manœuvres. Avec Thrance, ce serait une autre paire de manches : plus aguerri, plus astucieux, il donnait une étrange impression d’usure qui le rendait indifférent à l’ambition, mais il demeurait extrêmement dangereux, puisqu’il reconnaissait lui-même ne plus se soucier de rien. Quand nous agissons, nous réfléchissons en général aux conséquences de nos actes. Il n’en allait pas de même pour Thrance. Pour lui, chaque moment était vécu séparément, sans lien avec le précédent ni le suivant. Je compris que j’allais avoir en Thrance un rival beaucoup plus compliqué et redoutable que Muurmut ne l’avait jamais été. Il me faudrait le surveiller de très près.
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