Il partit d’un rire amer.
— Un agent du Kavnalla ! reprit-il. Mais oui, bien sûr ! Tu m’as démasqué ! Quel observateur perspicace tu fais ! Vois comme le Kavnalla a fait de moi un être d’une grande beauté ! Et, pour exprimer ma gratitude, je vais tous vous conduire à lui, afin qu’il vous confère la même beauté ! Comme ça te chante, mon garçon, conclut-il avec un geste méprisant de sa main déformée avant de me tourner le dos.
Après un long silence, je lui posai très doucement une seule question.
— Qu’attends-tu de nous, Thrance ?
— Tu me l’as déjà demandé. Et je t’ai déjà répondu.
— Gravir la montagne avec nous… C’est tout ?
— Je ne demande rien d’autre. J’ai vagabondé dans cette montagne pendant je ne sais combien d’années. J’ai vécu si longtemps sans la moindre compagnie que le bruit de ma propre respiration m’est devenu insupportable. Je veux reprendre ma route. Je ne saurais dire pourquoi, mais c’est ce que je veux. Emmenez-moi et je partagerai avec vous tout ce que je sais sur les Royaumes qui restent à traverser. Ou bien laissez-moi ici et poursuivez votre route sans moi, si vous y parvenez. Cela m’est bien égal. Tu comprends, mon garçon ? Plus rien ne me touche !… Quand je pense qu’il me soupçonne d’être un agent du Kavnalla ! ajouta-t-il en secouant la tête.
— Il va falloir voter, déclarai-je.
Le débat fut serré et animé. Thrance s’était retiré au bord de la falaise, hors de portée de voix, et ne lançait que de loin en loin un regard dans notre direction, tandis que nous discutions. Au début, nous étions à peu près également partagés. Naxa, Muurmut, Seppil et Kath étaient les plus véhéments pour s’opposer à l’entrée de Thrance dans notre groupe, alors que Marsiel, Traiben, Tull et Bress le Charpentier soutenaient sa candidature et que l’opinion des autres semblait fluctuer au gré des arguments du dernier qui avait pris la parole. Muurmut, parlant au nom de l’opposition, affirma que Thrance était un démon et un fou qui ne pouvait que semer la zizanie dans notre groupe et nous détourner de notre but. Traiben, s’exprimant avec son calme habituel pour l’autre camp, concéda que Thrance pouvait avoir l’esprit dérangé, mais fit observer que, contrairement à tous les membres de notre groupe, il s’était déjà aventuré plus haut sur le Mur et qu’il était de notre intérêt de tirer parti de tous les renseignements que Thrance était susceptible de nous fournir sur ces régions qui nous étaient totalement inconnues.
Pendant toute la discussion, je me bornai à tenir le rôle de président de séance, donnant la parole aux autres sans exprimer ma propre opinion. En partie parce que je demeurais dans l’incertitude : tout en reconnaissant que le point de vue de Traiben n’était pas dépourvu de bon sens, je penchais fortement pour celui de Muurmut, mais il me paraissait si singulier d’accorder la préférence à Muurmut que je ne savais que dire. D’autre part, j’avais pris le temps de consulter Thissa avant le début de la réunion, et elle m’avait avoué avec embarras que sa magie ne lui était d’aucune utilité : elle trouvait Thrance si bizarre et effrayant qu’il lui était extrêmement difficile de lire dans son âme. C’était un argument en soi pour ne pas l’accepter parmi nous, mais Thissa ne l’invoqua pas pendant le débat.
Je demandai un vote préliminaire, pas un engagement, juste pour prendre la température du groupe ; le résultat fut de huit voix contre huit, avec plus de la moitié d’abstentions.
Grycindil, qui n’avait encore rien dit, demanda la parole.
— Ce serait de la bêtise de ne pas l’emmener avec nous, déclara-t-elle. Comme Traiben l’a dit, il sait un certain nombre de choses dont nous ignorons tout. Et puis qu’avons-nous à redouter d’un homme seul face à tout notre groupe ?
— C’est vrai, dit Galli, qui, elle non plus, n’avait pas encore pris part à la discussion, s’il nous crée des ennuis, nous pourrons toujours nous débarrasser de lui.
Un éclat de rire général accueillit ses paroles. Mais je vis que l’intervention de ces deux femmes volontaires avait grandement contribué à faire pencher la balance en faveur de Thrance. Muurmut le comprit aussi ; le visage renfrogné, il se mit à marcher de long en large en lançant des regards noirs à Grycindil qui, bien qu’étant sa maîtresse du moment, avait pris le parti de Thrance.
— Et toi, Poilar, demanda alors Hendy en se tournant vers moi, qu’en penses-tu ? Tu n’as encore rien dit. Le moment n’est-il pas venu de nous faire part de ton opinion ?
Quelques-uns de mes compagnons en restèrent bouche bée, trouvant qu’elle ne manquait pas d’audace de m’interpeller de la sorte, d’autant plus que tout le monde savait que nous étions amants depuis peu. Je fus agacé de la voir me forcer la main et lui lançai un regard irrité ; mais je vis que ses yeux brillaient d’amour pour moi. Elle n’avait aucun désir de me nuire et s’était simplement adressée au chef du groupe pour l’exhorter à prendre ses responsabilités.
Tous les regards se tournèrent vers moi.
— Je suis d’accord avec Muurmut, commençai-je d’une voix lente, en m’efforçant de mettre de l’ordre dans la confusion de mes pensées, pour dire que Thrance risque de nous causer des ennuis. Mais je partage l’opinion de Traiben qui pense qu’il pourra nous être utile. Après avoir balancé le pour et le contre, j’ai tenu compte de ce que Galli a dit, à savoir que, s’il crée des problèmes, nous aurons toujours la possibilité de nous débarrasser de lui. En conséquence, je vote pour son admission.
— Moi aussi, déclara Grycindil.
— Moi aussi, fit Galli, aussitôt imitée par Malti et plusieurs de ceux qui ne s’étaient pas encore prononcés.
J’avais réussi à les faire changer d’avis. Des mains se levaient, l’une après l’autre. Muurmut s’inclina en grommelant et s’éloigna à grands pas, le visage buté, entraînant dans son sillage ses fidèles Seppil et Talbol. Tous les autres suffrages allèrent à Thrance, sauf celui de Thissa qui leva les deux mains, la paume tournée vers l’extérieur, pour indiquer qu’elle ne pouvait se prononcer. L’affaire était réglée. Je m’avançai vers Thrance qui, le dos tourné, avait le regard perdu dans les lointains obscurs, au-delà des terres qui s’étendaient en contrebas.
— Le vote a tourné en ta faveur, lui dis-je. Maintenant, tu es des nôtres.
La nouvelle ne sembla pas véritablement le transporter de joie.
— C’est vrai ? fit-il. Très bien, je suis des vôtres.
Nous reprîmes notre ascension et c’est le Monde qui changeait à mesure que nous grimpions, s’élargissant et s’aplanissant derrière nous, se resserrant devant en pointe d’aiguille, tandis que de nouveaux et étranges paysages apparaissaient et défilaient sur les côtés comme si nous étions un rocher posé au milieu d’un cours d’eau. Pendant ce temps, deux influences puissantes s’exerçaient sur nous. L’une était l’appel du Kavnalla qu’il ne nous fallut pas longtemps pour percevoir, l’autre la présence de Thrance.
Son arrivée avait marqué dans notre Pèlerinage le début d’une nouvelle étape chargée de menaces, et les moins réceptifs d’entre nous en avaient conscience. Peut-être Thrance n’était-il pas un démon – je cessai rapidement de le croire, même par manière de plaisanterie –, mais la transformation qu’il avait subie sur les terres du Kavnalla avait fait de lui une sorte d’être élémentaire, à l’âme sombre et farouche, qui marchait parmi nous comme une créature sortie d’un cauchemar. Sa gigantesque silhouette déjetée, monstrueusement déformée, se dressait au-dessus de nous comme le Mur lui-même.
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