— Fiche-moi la paix, veux-tu ? Je ne suis pas d’humeur à discuter de quoi que ce soit avec vous. Nous parlerons demain matin, Galli.
— Nous allons parler tout de suite, répliqua-t-elle.
— Quelle importance si Hendy entend ce que nous avons à dire, fit Talbol en s’adressant à Galli. Elle peut bien rester pendant que nous parlons.
Galli haussa les épaules en grommelant, mais ne souleva pas d’autre objection.
— Veux-tu nous écouter ? me demanda Talbol.
— Vas-y, fis-je à contrecœur.
Talbol se tourna pour me faire face. Il me revint à l’esprit qu’il avait été l’acolyte de Muurmut. Heureusement que Muurmut a disparu, me dis-je en imaginant les difficultés qu’il m’aurait causées s’il avait fait partie de cette délégation. J’étudiai le visage large et plat de Talbol, de la couleur de ce cuir que l’on travaillait dans sa Maison. Étrange alliance, constatai-je : mes amis Galli et Jaif avec Talbol et Naxa qui ne m’avaient jamais porté dans leur cœur.
— Ce que nous voulons savoir est très simple, Poilar, dit Talbol. Pourquoi courons-nous comme des dératés alors que nous ne savons ni où nous allons ni vers quoi nous nous précipitons ?
— Nous allons pénétrer dans le Royaume du Kavnalla, répondis-je. Nous le traverserons et nous poursuivrons notre route.
— Nous allons y pénétrer, d’accord, fit Naxa en s’avançant pour se placer aux côtés de Talbol. Mais comment peux-tu être sûr que nous le traverserons ? Imagine que le seul but de Thrance soit de nous livrer à cette chose mystérieuse qui parle dans nos têtes.
— Mais non, protestai-je en détournant les yeux avec gêne.
Il allait sans dire que je partageais les craintes formulées par Naxa, mais je ne pouvais pas le lui avouer.
— Il connaît un moyen de nous protéger, ajoutai-je.
— Peut-on savoir lequel ? demanda Galli.
— Je l’ignore.
— Mais il a l’intention, un jour ou l’autre, de nous indiquer ce moyen ?
— Le moment n’est pas encore venu ; c’est ce qu’il me répète.
— Et quand viendra-t-il ? insista Galli. Qu’est-ce qu’il attend ? Nous, nous avons l’impression que ce moment est très proche. Et il a si bien protégé ses Pèlerins qu’il est le seul survivant de tout le groupe. Mon frère faisait partie de ces Quarante, Poilar. Jour après jour, nous fonçons à toute allure vers ce Kavnalla et sa voix se fait de plus en plus forte, mais Thrance ne nous dit rien.
— Il le fera. Je sais qu’il le fera.
— Tu le sais ? Ou bien tu le penses ? Ou tu le crois ? Ou tu l’espères ? Parle-nous franchement, Poilar.
La grande et robuste Galli se dressait devant moi comme une tour et ses yeux flamboyaient dans la pénombre de la petite caverne.
— Pourquoi n’exiges-tu pas qu’il le fasse séance tenante ? Es-tu notre chef ou bien est-ce lui ? Quand nous expliquera-t-il ce que nous devons faire pour nous défendre ?
— Il le fera, répétai-je, mais avec moins de conviction. En temps voulu.
— Pourquoi lui fais-tu confiance, Poilar ? poursuivit Galli.
Je ne trouvai rien à répondre.
— Si vous voulez mon avis, lança brusquement Talbol, nous devrions le balancer par-dessus la falaise. Quitter cet endroit au plus vite et redescendre pour chercher une autre route avant qu’il nous soit devenu impossible de revenir en arrière. Le feu du changement est là, tout près de nous. Nous sommes en grand danger et, tout ce qu’il fait, c’est nous en rapprocher.
— Exactement ! lança Jaif qui s’était tenu en retrait et n’avait pas encore ouvert la bouche. Tuons-le maintenant, pendant que c’est encore possible.
— Le tuer ? fis-je, stupéfait d’entendre ces mots dans la bouche de Jaif, le plus doux des hommes.
— Oui, le tuer, répéta-t-il, l’air quelque peu étonné de sa propre audace.
— Ce n’est pas une mauvaise idée, Poilar, approuva Galli en hochant vigoureusement la tête. J’ai soutenu Thrance quand il a demandé à se joindre à nous, mais j’ai également dit que nous pourrions le tuer s’il nous posait des problèmes. À ce moment-là, je ne parlais pas sérieusement, mais maintenant si. Il est pourri jusqu’à la moelle. Tu ne comprends donc pas qu’il ne peut que nous susciter des ennuis ?
Naxa se prononça à son tour pour l’élimination de Thrance, aussitôt imité par Talbol, et, d’un seul coup, ils se mirent tous à parler en même temps, réclamant la tête de Thrance et le départ immédiat de la montagne aux voix. Derrière cette cacophonie, je percevais l’appel toujours plus pressant du Kavnalla, comme un roulement de tambour obsédant dans mon crâne. Venez, venez, venez.
La tête commençait à me tourner. Il y avait un grondement sourd dans mes oreilles.
— Silence, tout le monde ! hurlai-je pour couvrir le brouhaha.
Il dut y avoir tant de fureur dans ma voix qu’ils se turent, effrayés. Ils restèrent pétrifiés devant l’ouverture de la caverne, les yeux écarquillés.
— Il ne sera plus question de tuer Thrance, ni quelqu’un d’autre, repris-je d’une voix plus douce, à moins que je ne sois le premier à en parler. J’irai le voir demain et je lui dirai que le moment est venu de nous apprendre comment nous protéger du chant du Kavnalla. Et il me donnera la réponse dont nous avons besoin, sinon il le regrettera. Je vous en donne ma parole. Et maintenant, bonne nuit à tous. Allez. Allez !
Ils continuèrent à me regarder avec des yeux ronds, puis sortirent sans ajouter un mot.
Mon crâne m’élançait comme si quelqu’un frappait dessus à coups redoublés. Mes pensées tourbillonnaient dans ma tête.
— Et s’ils avaient raison, Poilar ? fit Hendy après un long silence. Si Thrance était en réalité notre ennemi ?
— Si c’est le cas, je m’occuperai de lui et il aura ce qu’il mérite.
— Mais, si nous sommes déjà pris dans les filets du Kav…
— Toi aussi ? m’écriai-je. Par tous les dieux ! Je vois bien qu’on ne me laissera pas en paix cette nuit !
Je restai étendu, raide et tremblant. Je sentis ses doigts courir le long de mon épaule pour essayer de m’apaiser. Mais chacun de mes muscles était contracté et une douleur affreuse me vrillait le front. La voix qui me parlait semblait de plus en plus forte. Venez à moi. Venez à moi. Venez à moi.
Ce n’était plus un appel que lançait le Kavnalla, mais un ordre. Je sentis le désespoir m’envahir. Comment allions-nous pouvoir résister à cette force obsédante ? Je me pris à songer que j’avais jeté mes Pèlerins dans la gueule du loup. Nous allons succomber au feu du changement qui flamboie dans son repaire, nous allons perdre notre forme humaine pour devenir un de ces êtres monstrueux. Et pourquoi ? Parce que Thrance avait été autrefois un héros couvert de gloire pour qui j’avais de la vénération ; parce que je m’étais laissé abuser par le souvenir du Thrance de mon enfance. J’aurais dû le chasser dès le jour où il était apparu, dans la contrée des aiguilles de pierre rouge. Au lieu de cela, je l’avais accepté dans notre groupe et voilà comment nous étions récompensés. À cet instant, j’aurais été capable de tuer Thrance de mes propres mains.
Hendy se frotta contre moi et je sentis la douceur des deux globes de ses seins. Elle avait commencé à accomplir les Changements. Mais je n’avais vraiment pas la tête au plaisir. Je lui murmurai une excuse avant de me lever, puis je sortis dans la nuit.
Il tombait une pluie si fine qu’on eût dit un brouillard à travers lequel on percevait la clarté diffuse des lunes. Je vis une forme bouger à une faible distance et crus d’abord qu’il s’agissait de l’une des sentinelles chargées de monter la garde pour la nuit, Gazin ou Jekka. Mais, quelques instants plus tard, quand mes yeux se furent habitués à l’obscurité, je reconnus la silhouette grotesquement étirée de Thrance qui se dressait dans la nuit comme un spectre effrayant.
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