Robert Silverberg - Les royaumes du Mur

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Le Mur est une montagne. Géante, redoutable, empilement de ravins, de falaises, de précipices, elle perce les basses couches de l’atmosphère et pointe sa cime vers l’espace.
Le sommet du Mur est presque inaccessible. Pourtant, chaque année, depuis le village de Jospodar situé au pied de la montagne, quarante jeunes hommes et femmes parmi les meilleurs entrepren­nent de le conquérir. Car là-haut, d’après les légendes et de rares témoignages contradictoires, vivent les dieux détenteurs de la sagesse.
Malheureusement, l’épreuve est telle que presque personne n’est revenu pour transmettre cette sagesse, et ceux qui sont redescen­dus avaient perdu la raison.
Poilar Bancroche, qui a rêvé toute sa courte vie de parler avec les dieux, a été choisi pour commander les quarante. Il lui reste à affron­ter les royaumes du Mur comme autant de remparts protégeant le sommet, et à découvrir, peut-être, le secret terrible et poignant des dieux descendus du vide.

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J’espérais qu’il ne pourrait pas me comprendre ; mais je me trompais, car il écarquilla des yeux dans lesquels je lus une douleur si atroce que je me serais volontiers arraché le cœur de la poitrine, si cela avait pu l’apaiser. Mais j’avais promis à Lilim, il y avait bien longtemps, de chercher son Gortain et de la rappeler à son souvenir, même si je regrettais d’avoir fait cette promesse et de l’avoir rencontré.

— Chante ! hurla Traiben. Ne t’arrête pas, Poilar !

Chanter ? Comment aurais-je pu chanter ? J’aurais voulu mourir de honte. Je restai silencieux, la tête baissée, pendant un moment, et j’entendis la voix du Kavnalla se répercuter dans mon esprit avec le fracas de dix éboulements de rochers et m’ordonner de venir à lui et de céder à sa volonté. Je fis un pas chancelant dans sa direction, mais Thrance me saisit avec une force inimaginable ; il me retint, tandis que Traiben me frappait entre les épaules pour me ramener à la raison, et je hochai la tête, ouvris la bouche et poussai le hurlement de quelqu’un que l’on écorche vif, puis un autre et un troisième, et tel fut mon chant.

— Lilim… murmura la créature vautrée à mes pieds, dans une sorte de plainte qui, malgré sa faiblesse, me parvint au milieu du vacarme de mes cris comme le son claironnant d’un bindanay de cuivre. Conduis-moi à Lilim… Lilim… Je veux rentrer au villa… au village… au village…

Je me penchai vers Gortain. Il avait le visage maculé du jus qu’il avait bu. Des larmes noires coulaient de ses yeux tourmentés.

— Non, Poilar ! Recule, recule…

C’était Thrance. Je ne lui prêtai aucune attention. Je plongeai dans ces yeux désespérés un regard débordant de pitié et d’amour. Gortain tendit les bras et les referma sur moi comme un homme en train de se noyer. Je crus d’abord qu’il s’agissait d’une étreinte amicale, mais je sentis bientôt qu’il me tirait, qu’il essayait de m’entraîner sur le sol fangeux vers le Kavnalla. Il ne pouvait pas réussir. Ce n’était plus qu’une créature qui rampait et se tortillait dans la boue, et dont les membres avaient perdu toute leur vigueur d’antan. Mais je sentis quand même une force qui m’attirait, pas dans mon esprit cette fois, mais dans mon corps, et la peur me saisit. D’un mouvement brusque, je me dégageai et roulai sur le côté, puis, sans réfléchir, je dégainai mon couteau et tranchai la corde interminable qui reliait Gortain au monstre de la caverne. Il poussa un hurlement et se roula en boule, le corps frémissant, agité de secousses, puis il se tordit dans les convulsions et se mit à faire des bonds frénétiques en se cambrant avant de retomber.

— Chante ! m’ordonna de nouveau Traiben.

Je demeurai pétrifié, hébété. J’ouvris la bouche et il en sortit une sorte de coassement grinçant. Thrance arracha mon couteau de ma main pendante et le plongea vivement dans la poitrine de la pitoyable créature qui continuait de faire ses bonds affreux.

Gortain resta inerte dans la boue. Mais, tout autour de nous, les autres esclaves du Kavnalla commencèrent à ramper dans notre direction en se tortillant, comme s’ils avaient voulu nous encercler pour nous entraîner dans les profondeurs de la caverne.

— Sortez ! rugit Thrance. Sortez, sortez, sortez !

Et nous prîmes nos jambes à notre cou.

18

Quand nous atteignîmes l’autre extrémité de la cuvette entourée de collines sablonneuses et que la voix du Kavnalla ne fut plus qu’un écho grêle dans mon cerveau, je me tournai vers Thrance.

— Pourquoi m’as-tu emmené dans la caverne ?

— Je n’en sais rien. J’avais simplement envie d’y retourner. Je savais que je pourrais résister et je pensais que tu pourrais aussi.

— En fait, tu étais attiré.

— C’est possible.

Nous avions traversé une étendue de pays dont la frontière semblait marquée par des amas de roches roussâtres éboulées et nous venions de pénétrer dans la région des pics noirs à l’extrémité pointue, qui se dressaient devant nous, étincelants comme des miroirs à la lumière éclatante d’Ekmelios. Je me pris à penser que l’ascension du Mur n’aurait jamais de fin, qu’il resterait toujours une pente à gravir, un nouveau palier à franchir dans cette interminable épreuve, qu’il n’y avait nulle part de Sommet, que ce ne serait que Mur après Mur après Mur. J’avais mal à la tête et la gorge si irritée d’avoir tant chanté que j’avais l’impression d’y sentir des traits de feu.

— Le Kavnalla a effectué ses Changements sur toi, dis-je à Thrance, et pourtant tu as réussi à t’échapper. Comment est-ce possible ?

— Ce ne fut qu’une transformation partielle. Je n’ai jamais été attaché par la queue. Le Kavnalla commence par injecter son sang à ses victimes, ce qui les rend extrêmement vulnérables au feu du changement qui couve dans toutes les roches de son antre, puis elles commencent à changer de forme et deviennent les pauvres créatures que tu as vues dans la caverne. Au bout d’un certain temps s’opère le dernier des changements : la queue se met à pousser. Pour finir, elle va se fixer sur le Kavnalla et il n’y a plus aucun espoir. Il en va ainsi sur tout le Mur, partout où des transformations ont lieu.

— Il y a d’autres Kavnallas ?

— Je pense que c’est le seul. Mais il y a d’autres Royaumes, d’autres sortes de transformations. Ceux qui sont susceptibles de s’abandonner aux forces du Mur sont en danger permanent sur ses pentes.

Thrance parlait très calmement et comme s’il s’était trouvé à une très grande distance. Je le considérai avec étonnement ; je commençai à comprendre pourquoi il était l’homme qu’il était. Il avait dormi avec des démons et survécu pour raconter ce qu’il avait connu ; mais il était devenu très différent de nous.

— Je croyais pouvoir imposer ma volonté au Kavnalla et l’assujettir en me liant à lui, reprit-il en continuant à cheminer. Ce n’est qu’une sorte de gros mollusque sans défense, qui reste tapi dans les profondeurs de sa caverne de ténèbres et dépend des autres créatures pour se nourrir. Je voulais le vaincre par la force de ma volonté et ensuite, nous aurions régné ensemble, le Kavnalla et moi, étendus côte à côte dans l’obscurité ; je serais devenu le monarque du Royaume du Kavnalla et il aurait été ma Reine.

Je ne pouvais détacher les yeux de son visage. Jamais je n’avais entendu paroles aussi extravagantes, aussi démentes dans la bouche de quiconque.

— Mais, non, poursuivit-il, c’était évidemment impossible à réaliser. Il ne me fallut pas longtemps pour m’en rendre compte. Cette créature était beaucoup plus forte que je ne l’avais imaginé et j’étais incapable de la dominer. Si j’étais resté un ou deux jours de plus, j’aurais eu une queue, comme tous les autres, et j’aurais fini mon existence dans la caverne, à remuer la boue. J’ai réussi à trouver la force de m’arracher à son emprise. J’étais déjà à moitié transformé, mais je suis parvenu à sortir de la caverne en chantant à tue-tête. Et voilà ce que je suis devenu.

— Tu ne pourras jamais reprendre la forme qui était autrefois la tienne ?

— Non, répondit-il. Je resterai ce que je suis.

Un étroit sentier caillouteux, bordé d’arbustes rabougris aux feuilles grises et poussiéreuses, nous mena au pied des pics noirs, dans le Royaume du Sembitol. Ce qu’était le Sembitol, s’il s’agissait de quelque parasite cavernicole comme le Kavnalla, je ne le sus jamais. Mais je présume que c’était une créature similaire, car, tout comme le Kavnalla, il semblait exercer sur son peuple le même genre de domination envoûtante. Dès que nous eûmes pénétré dans ce territoire, Thrance nous montra les créatures tombées sous la sujétion du Sembitol, qui suivaient au-dessus de nous d’abruptes pistes en lacet. À cette distance, ce n’étaient guère que de petites taches sombres sur les pentes, mais nous pouvions quand même remarquer quelque chose de bizarre dans leurs mouvements, quelque chose d’étrangement raide et saccadé dans leur démarche, évoquant ceux qui, pour exécuter la danse de la double-vie, simulent une grande vieillesse. En outre, ces créatures semblaient ne jamais se déplacer seules, mais toujours en files de quinze, vingt ou plus. Chaque membre de ces chaînes tenait d’une main un long morceau de bois à la pointe tournée vers l’arrière et de l’autre le bout du bâton de celui qui le précédait. Ils suivaient ainsi les étroits sentiers serpentant sur les contreforts des pics noirs comme les inscriptions sacrées d’un bâton de prières suivent une ligne sinueuse sur toute sa longueur.

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