— Crois-tu qu’il va s’effondrer ? demanda Galli avec un rire jovial. Laisse-moi essayer ! S’il supporte mon poids, tout le monde pourra passer !
Sans attendre mon accord, elle s’engagea sur le pont, la tête haute, les épaules rejetées en arrière, les bras très écartés pour garder l’équilibre. Elle avançait rapidement et chacun de ses pas indiquait une confiance à toute épreuve. En arrivant de l’autre côté, elle se retourna et éclata de rire.
— Venez ! cria-t-elle. Il est aussi solide que possible !
Et tout le monde traversa, même si, pour certains, ce fut plus ardu que pour les autres. Nous pouvions utiliser les ventouses de nos orteils de manière à avoir la meilleure adhérence possible, mais ce n’en était pas moins terrifiant. Le pont supportait notre poids, mais nous savions que tout faux pas nous était interdit. Chaliza était verte de peur quand elle s’y engagea ; je crus qu’elle allait perdre connaissance et basculer dans le vide à mi-chemin, mais elle finit par y arriver. Naxa passa à quatre pattes. Bilair traversa en tremblant de tous ses membres. Mais Kilarion s’y engagea à grandes enjambées, comme s’il était dans une vaste prairie, Jaif traversa le pont en chantant et Gazin franchit l’obstacle de sa démarche souple de Jongleur. Thissa sembla flotter au-dessus de l’arche de pierre. Traiben avança du pas de celui qui, bien que n’étant pas particulièrement adroit dans ce genre d’exercice, est déterminé à en finir au plus vite et c’est ce qu’il fit. La traversée d’Hendy fut pour moi un calvaire, mais elle ne montra ni crainte ni hésitation. Et mon tour vint enfin ; j’avais préféré passer le dernier comme si, en regardant mes compagnons par-derrière, j’avais pu les aider à garder l’équilibre par la seule force de mes prières. En avançant sur le pont, j’eus de bonnes raisons de maudire ma jambe torse, car, de son côté, j’avais du mal à trouver des points d’appui sur la pierre, mais j’avais appris à compenser la gêne causée par mon infirmité et acquis assez d’expérience en matière d’escalade pour maîtriser l’art de réduire ma concentration à un point situé juste devant mon nez. Je ne prêtai donc aucune attention aux courants d’air glacé qui montaient de l’abîme pas plus qu’aux reflets dansants du soleil sur les parois dénudées qui se dressaient à droite et à gauche ; je chassai de mon esprit la pensée du puits de ténèbres dans lequel je serais précipité si je posais un pied de travers ; j’avançai d’un pas, puis d’un autre, vidant mon esprit de tout ce qui pouvait distraire mon attention ; je sentis enfin Kilarion me saisir par une main et Traiben par la deuxième, et ils m’aidèrent à prendre pied de l’autre côté. Tout le monde avait franchi l’obstacle.
— Je sens une présence derrière nous, déclara soudain Thissa. Plus bas.
Et elle indiqua de la main l’autre côté du pont.
— Une présence ? Quelle présence ?
— Ment ? fit-elle en secouant la tête. Tull ? C’est possible.
Nous avions atteint une protubérance rocheuse battue par les vents, aux parois dénudées et abruptes, entièrement exposée à la férocité du soleil de midi qui, dans l’air raréfié de la haute montagne, était implacable. Je vis un éclair bleu déchirer le ciel au-dessus de nous, ce qui me parut fort étrange, car il n’y avait pas un nuage et, dans l’air sec et brûlant, les sinistres oiseaux noirs tournoyaient comme à l’accoutumée. Ce n’était assurément pas un endroit où j’avais envie de me reposer tranquillement et de traîner avec ma petite troupe. Mais c’eût été de la folie de ne pas se fier à l’intuition de Thissa. Je décidai de diviser le groupe : la majorité irait de l’avant sous la conduite de Galli afin de trouver un emplacement où nous pourrions prendre un peu de repos tout en reconnaissant le terrain, tandis que je resterais près du pont avec Thissa, Kilarion et une poignée d’autres pour voir si quelqu’un ou quelque chose venait de l’arrière.
Pendant un long moment, nous ne vîmes ni n’entendîmes rien, et Thissa commença à se demander si elle ne s’était pas trompée. Puis Kilarion poussa un cri. Nous nous dressâmes d’un bond, les yeux plissés pour nous protéger de la réverbération du soleil sur les parois de la gorge : une silhouette gravissait péniblement le sentier en spirale qui menait au pont.
L’éclat aveuglant du soleil m’empêchait de bien la discerner. Je crus voir des membres étirés, filiformes, un corps grêle, un reflet sur une peau grisâtre.
C’est un des hommes-insectes, fis-je avec une grimace de dégoût.
— Non, lança Traiben. Je crois que c’est Tull.
— Tull ? Mais comment… ?
— As-tu déjà vu un homme-insecte se déplacer seul ? me demanda-t-il. Regarde ! Regarde bien !
— Oui, c’est Tull, confirma Kilarion. Je reconnais son visage. Son visage, oui… mais ce corps…
La silhouette qui gravissait le sentier de l’autre côté du pont avançait à la manière des hommes-insectes, mais avec des gestes gauches, comme saisie d’ivresse. Elle ne semblait pas bien maîtriser les mouvements de ses membres étirés et manquait de trébucher à chaque pas. Puis elle s’arrêta, juste aux abords du pont. Elle demeura indécise, oscillant sur ses jambes, battant l’air par à-coups de ses longs bras fluets. Elle fit un pas en avant et s’emmêla les jambes de telle sorte qu’elle se laissa tomber à genoux et resta collée au sol, incapable de se relever, l’air égaré. Je distinguai parfaitement son visage : c’était celui de Tull, oui, de Tull, il n’y avait pas à s’y tromper, avec ses traits anguleux et sa grande bouche souriante de clown. Mais elle ne souriait pas. Ses lèvres étaient tirées vers le bas, déformées en une affreuse grimace de terreur et de confusion.
— Il faut aller la chercher, dit Kilarion.
C’est ainsi que nous repassâmes le pont, lui et moi, sans prendre un instant pour nous interroger sur les risques de l’entreprise. Je n’en ai gardé aucun souvenir ; tout ce que je sais, c’est que je me retrouvai de l’autre côté, que je pris Tull par les bras et les jambes avec Kilarion et que nous lui fîmes franchir l’obstacle. Une seule convulsion de peur nous eût précipités tous les trois dans l’abîme. Mais elle se laissait porter comme un vieux bout de corde et nous avancions comme une entité à quatre jambes. Ce n’est qu’après être arrivés sains et saufs de l’autre côté du pont que nous nous laissâmes tomber par terre, tremblant et frissonnant comme deux hommes au dernier stade de la maladie. Puis Kilarion éclata de rire ; je l’imitai et nous tournâmes le dos pour de bon à cet horrible pont.
Les autres s’étaient arrêtés à un millier de pas, dans une petite cuvette boisée, au pied d’une montagne bistrée, tellement plissée et contournée qu’il semblait impossible d’imaginer depuis combien de temps elle existait. Nous leur amenâmes Tull et nos trois Guérisseurs se mirent aussitôt au travail, dans l’espoir de lui rendre sa véritable forme. Les autres détournèrent la tête, par respect pour les souffrances qu’elle endurait. Mais, la seule fois où je jetai un coup d’œil dans leur direction, je vis que Jekka l’avait prise dans ses bras et qu’il accomplissait les Changements avec elle, tandis que Malti et Kreod lui tenaient les mains. Tull était à demi redevenue elle-même, mais conservait encore à moitié sa nouvelle forme. Le spectacle était si affreux que je fermai aussitôt les yeux et m’efforçai, mais en vain, d’effacer l’image de mon esprit.
Il fallut deux heures pour la rendre à sa forme première et, même quand ce fut fait, elle conserva un je ne sais quoi de bizarre, un étirement léger des membres, une touche de gris sur la peau dont elle ne pourrait jamais se débarrasser. Pas plus qu’elle ne pourrait jamais retrouver la gaieté dont un Clown doit faire montre, ou du moins qu’il doit être capable de feindre en toutes circonstances. Mais j’étais heureux de la savoir de retour parmi nous. Il ne me semblait pas séant de lui demander pourquoi elle avait choisi de s’en aller à la dérobée, ni ce qui l’avait poussée au beau milieu de sa transformation à revenir vers nous ; c’étaient les secrets de Tull et ils lui appartenaient.
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