— Tu vois ? s’écria Thrance. Tu vois comment ton geste charitable est récompensé ?
Il se baissa pour prendre une autre pierre et je crois que cette fois je l’aurais laissé faire. Mais la créature monstrueuse avait déjà fait demi-tour et filait vers son terrier à une vitesse stupéfiante, le ventre au sol, comme les animaux hérissés de piquants et dépourvus de pattes que nous avions vus s’enfuir en se tortillant. En quelques instants, elle fut hors de portée. Nous la vîmes qui nous observait avec des yeux haineux, dans l’obscurité de son trou. Elle lança à intervalles son cri sinistre, jusqu’à ce que le dernier d’entre nous eût disparu.
En passant devant l’endroit où l’eau suintait, nous vîmes le corps d’un de ses congénères, couché sur le flanc et déjà en décomposition. Une rencontre avait eu lieu récemment et une vie avait été prise. Ce n’était pas la seule : de petits tas d’ossements blanchis, disséminés autour du point d’eau, tombaient lentement en poussière sous le soleil implacable. Je poussai du pied un de ces squelettes et vis que la transformation s’était effectuée jusqu’aux os ; les jambes, bien que réduites à de simples appendices rabougris, avaient conservé leur structure osseuse.
Nous bûmes un peu d’eau – saumâtre, mais il fallut nous en contenter – avant de reprendre notre route.
Tel était le Royaume du Kvuz. Nous le traversâmes aussi vite que possible, car Thrance n’avait pas menti : l’endroit était véritablement sinistre. Chacun des Royaumes que nous avions traversés proposait une transformation différente aux Pèlerins incapables de résister à cette tentation. Le Kavnalla leur offrait une existence faite de pitoyable impuissance, le Sembitol un austère renoncement à toute individualité et le Kvuz l’isolement total, lugubre. Je me demandai quel attrait avaient pu y trouver ceux qui avaient choisi de vivre en ce Royaume ; ou plutôt quelle faiblesse de caractère avait pu pousser certains Pèlerins à en faire leur nouvelle patrie. Je constatai, et ce n’était pas la première fois, que le Mur était un révélateur, mais la nature de l’épreuve et l’essence de la réaction du Pèlerin demeuraient un mystère pour moi. Je savais seulement qu’au milieu des épreuves redoutables de l’ascension, le Mur offrait de mystérieuses tentations et que les éléments les plus faibles de chacun des Quarante étaient révélés par la force de l’invisible et secret feu du changement, agissant sous une forme différente selon les régions du Mur où l’on se trouvait.
De loin en loin, à mesure que nous avancions, nous remarquions des yeux fixes et brillants à l’entrée d’un trou creusé à flanc de colline, et, à chaque point d’eau, nous tombions sur des cadavres ou des ossements pulvérulents. Il nous fut même donné d’assister de loin à un combat entre deux des hommes-serpents qui s’étreignaient avec fureur en se tortillant désespérément.
Le sentiment de peur était tel dans ce Royaume que nous restions très près les uns des autres, marchant côte à côte chaque fois que c’était possible. Je demandai à Traiben s’il comprenait ce qui pouvait inciter un Pèlerin à faire défection pour s’installer ici ; il répondit en haussant les épaules que ceux qui y vivaient devaient avoir perdu la faculté de raisonner devant les difficultés de l’ascension et qu’ils avaient choisi de devenir des troglodytes, car ils ne se sentaient pas capables de surmonter de nouvelles épreuves. La réponse ne me parut gère satisfaisante, mais je dus m’en contenter.
Après quoi, je surveillai attentivement tous les membres du groupe, pour le cas où l’envie aurait pris l’un d’eux de suivre leur exemple. Mais aucun ne fut tenté de le faire.
Le pays était décidément inhospitalier dans tous les domaines. Nous entendîmes de nouveau des coups de tonnerre et nous vîmes des éclairs bleus, ce qui peut paraître bizarre quand rien n’indique qu’il va pleuvoir. Mais c’étaient des oiseaux qui les provoquaient, des oiseaux-foudre volant en rase-mottes et projetant de leur croupion des décharges de feu qui laissaient des traces noires sur le sol. Ijo le Clerc fut atteint au bras, mais la brûlure était sans gravité. Nous chassions les oiseaux-foudre en lançant une grêle de pierres, mais l’un d’eux revenait parfois à l’assaut et perforait le sol de ses projections ardentes. Un jour, nous vîmes rouler vers nous quelque chose qui ressemblait à une énorme roue de pierre aux bords tranchants ; mais il s’agissait d’une sorte d’animal dont c’était la manière de chasser. Il passa si près de Malti la Guérisseuse que je crus qu’elle allait avoir la jambe arrachée, mais elle s’écarta d’un bond au dernier moment. Talbol et Thuiman renversèrent l’animal à l’aide de leur gourdin ; dans cette position, il lui était impossible de se redresser et nous l’achevâmes à grands coups de gourdin.
Nous rencontrâmes d’autres animaux, tous aussi repoussants, mais nous réussîmes à les éviter et il n’y eut pas de blessé.
En chemin, Thrance nous divertissait en racontant des histoires sur ce qu’il avait vu pendant ses années d’errance en altitude. Il nous parlait d’autres crêtes habitées, de tel ou tel étrange Royaume, du faux Sommet qui n’aboutissait nulle part et avait coûté la vie à tant de Pèlerins qui avaient perdu des mois, voire des années, à parcourir vainement ses pentes. Il nous parla des Buveurs d’Étoiles qui vivaient sur une pointe de relief élevé et tiraient du ciel une énergie leur permettant de vagabonder librement toute la nuit, comme des dieux, mais qui devaient regagner leur corps avant l’aube pour ne pas périr. Il nous parla de ces endroits où les mirages devenaient réels et où la réalité se transformait en mirage ; des violentes tempêtes de la haute montagne où les nuages se coloraient de cinquante teintes et où de gigantesques baleines des vents aux couleurs de l’arc-en-ciel voguaient placidement dans le ciel. Il nous parla aussi, comme Naxa l’avait fait un jour, du Pays des Doubles, renversé au-dessus du Sommet et où vit notre autre moi dans une vie au-delà de la vie, qui nous observe avec une bienveillance amusée et glousse de plaisir quand nous commettons des erreurs ou quand on nous cause du tort, car lui est un être parfait.
— Quand nous serons plus haut, dit Thrance, nous verrons la cime du Pays des Doubles pointée vers le bas, touchant presque le Sommet. Et il paraît que vivent là-haut des Sorcières qui sont en contact avec le Double Monde et qui pourront nous projeter dans des rêves où il nous sera possible de consulter notre autre moi et de profiter de ses conseils.
Je demandai à Thissa ce qu’elle en pensait. Elle haussa les épaules et me répondit que Thrance parlait de choses dont il ne savait rien, qu’il inventait des histoires à dormir debout.
Cela me parut très vraisemblable. Thrance reconnaissait lui-même ne jamais avoir dépassé le Royaume du Kvuz et, même s’il avait passé des années à cette altitude où il avait probablement entendu nombre de récits de voyageurs, rien ne prouvait que ni ce qu’on lui avait raconté ni ce qu’il nous disait ne reposait sur un fond de vérité. Cela me rappelait les pompeuses leçons de nos années de formation à Jespodar, les histoires de rochers dansants, de démons arrachant leurs membres pour les lancer sur les Pèlerins, de morts qui marchaient avec des yeux derrière la tête. Les récits de Thrance me rappelaient par trop les histoires racontées aux jeunes et crédules aspirants Pèlerins par ces instructeurs qui n’ont jamais quitté leur village et ignorent tout de ce qu’ils sont censés enseigner. Nous avions vu d’étranges choses sur Kosa Saag, mais rien de ce genre, du moins pas encore. Et je me répétai encore une fois que le Mur est un monde en soi et que la vérité de sa nature ne peut être connue que de ceux qui vont la chercher eux-mêmes.
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