Robert Silverberg - Les royaumes du Mur

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Le Mur est une montagne. Géante, redoutable, empilement de ravins, de falaises, de précipices, elle perce les basses couches de l’atmosphère et pointe sa cime vers l’espace.
Le sommet du Mur est presque inaccessible. Pourtant, chaque année, depuis le village de Jospodar situé au pied de la montagne, quarante jeunes hommes et femmes parmi les meilleurs entrepren­nent de le conquérir. Car là-haut, d’après les légendes et de rares témoignages contradictoires, vivent les dieux détenteurs de la sagesse.
Malheureusement, l’épreuve est telle que presque personne n’est revenu pour transmettre cette sagesse, et ceux qui sont redescen­dus avaient perdu la raison.
Poilar Bancroche, qui a rêvé toute sa courte vie de parler avec les dieux, a été choisi pour commander les quarante. Il lui reste à affron­ter les royaumes du Mur comme autant de remparts protégeant le sommet, et à découvrir, peut-être, le secret terrible et poignant des dieux descendus du vide.

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Puis une question me vint à l’esprit : que sommes-nous donc, tous autant que nous sommes, sinon des êtres qui marchent interminablement, qui montent et descendent sans trêve les sentiers de notre vie ? Et dans quel dessein ? Qu’est-ce qui nous avait donc poussé à venir si loin et nous poussait encore à monter plus haut ? Tout n’est-il pas en fin de compte une supercherie uniquement conçue pour nous permettre de défiler le chapelet de nos jours ? Si le bord du sentier s’effondre et que notre bâton ne nous retient plus, qu’importe si nous nous écrasons au fond du précipice ?

Sombres pensées pour une triste nuit. Hendy, qui partageait ma couche comme elle le faisait maintenant chaque soir, perçut mon trouble et se pelotonna contre moi. Je sentis peu à peu mon moral remonter et je la serrai contre moi, puis nous accomplîmes les Changements avant de nous endormir.

Le lendemain matin, deux des nôtres avaient disparu.

J’avais dû avoir le pressentiment, la veille au soir, quand mon âme avait été envahie par de sinistres pensées, que quelque chose de terrible allait se produire. Quand nous nous rassemblâmes aux premières lueurs du jour pour reprendre la route, j’eus tout de suite le sentiment que nous n’étions pas tous présents et un dénombrement rapide de mes compagnons prouva que j’avais raison. Sur les Quarante qui avaient quitté le village, cinq avaient déjà disparu en route et, ce matin-là, en laissant Thrance de côté, je n’en comptai que trente-trois. Je fis du regard le tour du groupe pour déterminer qui manquait.

— Ment ? dis-je enfin. Où est Ment ? Et il manque encore quelqu’un d’autre. Tenilda ? Non, tu es là. Bilair ? Malti ?

Bilair et Malti étaient encore avec nous, au dernier rang. Mais Ment le Balayeur avait bel et bien disparu. Et, chez les femmes, il manquait Tull des Clowns. J’envoyai des patrouilles dans toutes les directions, par groupes de trois ou quatre. Bien que notre campement se trouvât à une certaine distance de l’à-pic, je m’avançai jusqu’au bord pour regarder en bas, imaginant qu’ils avaient pu s’éloigner pendant leur sommeil et être précipités dans le vide, mais je ne vis pas de corps écrasés sur les rochers. Et tous ceux qui étaient partis à leur recherche revinrent bredouilles.

Ment était un homme discret et travailleur, qui ne se plaignait jamais. Avec sa bonne humeur communicative, Tull avait su nous distraire aux heures sombres de notre voyage. Il m’était très pénible de me résigner à leur disparition. Je fis venir Dorn, car il était de la Maison de Tull et la connaissait bien. Il avait les yeux rougis de pleurs.

— Elle ne t’a pas fait part de son intention de nous quitter ? lui demandai-je.

Il secoua la tête. Il ne savait rien ; il était abasourdi, égaré. Ment, pour sa part, n’avait jamais été homme à faire des confidences et il n’y avait parmi nous personne de sa Maison, pas même quelqu’un qui pût être considéré comme son ami.

— Oublie-les, me conseilla Thrance. Tu ne les reverras jamais. Il faut nous mettre en chemin maintenant.

— Attendons encore un peu, lui dis-je.

Je mis Thissa à contribution pour qu’elle pratique un enchantement afin de les retrouver. C’était de la magie céleste, beaucoup moins difficile pour elle que l’autre sorte. Nous lui donnâmes un des vêtements que Ment avait laissés et un jouet de Clown pris dans le sac de Tull, et elle projeta son âme dans l’air pour voir si elle pouvait trouver leurs propriétaires. Pendant ce temps, j’envoyai deux autres groupes en reconnaissance ; l’un redescendit le sentier, l’autre le gravit sur une faible distance, mais sans plus de succès que la première fois. Quand Thissa fut en mesure de parler, elle annonça qu’elle percevait la présence toute proche des deux manquants, mais que le message qu’elle recevait était confus : elle avait la conviction qu’ils étaient encore vivants, mais était incapable de nous en dire plus.

— Abandonne les recherches, insista Thrance. Il n’y a plus d’espoir. Tu peux me faire confiance : c’est de cette manière que les Quarante se dispersent, quand les transformations commencent.

— Tes Quarante, peut-être, rétorquai-je en secouant la tête. Pas les miens. Nous allons poursuivre les recherches pendant un petit moment.

— À ta guise, fit Thrance. Je pense que je ne vais pas attendre.

Il se leva, me salua courtoisement avec un sourire goguenard et commença à remonter le sentier. Bouche bée, je le regardai s’éloigner. Malgré sa patte folle, il avançait à une vitesse phénoménale et, en quelques instants, il fut à un lacet et demi au-dessus de nous sur le sentier sinueux.

— Thrance ! m’écriai-je, tremblant de fureur. Thrance !

Galli vint se placer à côté de moi et me prit par le bras.

— Laisse-le partir, dit-elle. Il est odieux et dangereux.

— Mais il connaît le chemin !

— Laisse-le aller. Avant qu’il ne se joigne à nous, nous nous sommes toujours débrouillés pour trouver notre chemin.

— Galli a raison, déclara Hendy qui venait d’arriver de l’autre côté. Nous serons beaucoup mieux sans lui.

Je savais qu’elles disaient vrai : ce Thrance à l’âme torturée nous avait été utile, mais il pouvait d’une seconde à l’autre devenir un élément perturbateur et une menace. Notre alliance n’avait jamais été exempte de réticences, un mélange de respect teinté d’inquiétude et de nécessité pratique. Mais sa transformation, bien que partielle, l’avait projeté dans un univers qui n’était pas le mien. Même s’il venait de notre village, il n’était plus entièrement l’un de nous. Il était devenu capable de tout. Absolument de tout. Il valait mieux qu’il s’en aille.

Nous passâmes encore deux heures à chercher Ment et Tull. Une longue chaîne de montagnards, formée d’au moins une trentaine d’hommes-insectes, traversa notre campement pendant que nous passions au peigne fin les cavernes et les crevasses alentour. Je les interrogeai au passage :

— Nous avons perdu deux des nôtres. Savez-vous où ils sont ?

Mais les hommes-insectes continuèrent à regarder droit devant eux, comme si je n’existais pas, et ils passèrent leur chemin sans répondre ni même ralentir le pas. Je criai à Naxa de s’adresser à eux en Gotarza, espérant qu’ils comprendraient au moins la vieille langue. Il lança quelques syllabes gutturales dans leur direction, mais cela ne provoqua aucune réaction de leur part. Ils firent un écart pour nous éviter et disparurent dans le premier lacet. Je finis par me résigner à abandonner les recherches. Nous nous mîmes en route, ayant perdu Ment et Tull, ainsi que Thrance, comme nous pouvions du moins le croire à ce moment-là. Je m’abandonnai à des idées noires, me répétant que je ne valais rien comme chef, car j’étais profondément peiné de voir des membres de mes Quarante disparaître du groupe.

Nous atteignîmes au milieu du jour le pont naturel qui nous permettrait d’accéder au Royaume suivant. L’endroit était terrifiant : une fragile passerelle enjambant des gorges aux versants à pic, un pont ténu de pierre noire et luisante, en arc, si étroit qu’on n’y pouvait passer à deux de front et bordé des deux côtés par un gouffre insondable. Talbol et Thuiman, les premiers à atteindre les abords du pont, s’immobilisèrent, les yeux écarquillés, et refusèrent de s’aventurer dessus, car il semblait si fragile qu’il ne pouvait que s’effondrer sous le poids d’un homme. Ces deux-là n’avaient assurément pas une âme de héros, mais on ne pouvait leur en vouloir. J’aurais moi-même hésité un certain temps en découvrant cet abîme. Mais nous n’avions pas le choix, il nous fallait traverser. Quantité d’autres avaient dû nous précéder sur cette voie.

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