— Est-ce parce que les sentiers sont particulièrement dangereux qu’ils s’accrochent les uns aux autres ? demandai-je à Thrance.
Il m’adressa un de ses sourires distants, indifférents, pas plus chauds que la lumière rouge et lointaine de Marilemma.
— Bien sûr que les sentiers sont dangereux, répondit-il. Mais ils le font parce qu’ils le font, sans autre raison. C’est leur manière d’être.
— Quelle est cette manière d’être ?
— Attends. Tu verras.
C’était comme si le fait de répondre à mes questions exigeait de lui un trop grand effort. Il se replia sur lui-même, refusant d’en dire plus.
Un groupe de ces inconnus nous apparut bientôt, deux ou trois lacets en contre-haut, descendant le sentier escarpé en spirale que nous étions en train de gravir. Ils étaient totalement silencieux et avançaient en file serrée, uniquement séparés par la longueur de leur bâton. En les voyant de près, je compris pour quelle raison ils avaient une démarche si saccadée ; leurs membres étaient tellement allongés et déformés qu’ils semblaient presque, même si ce n’était pas véritablement le cas, avoir des articulations doubles, avec deux genoux et deux coudes. Sur cette longue charpente ossue, le corps, mince et frêle, flottait comme s’il avait été ajouté après coup. Ils ne portaient aucun vêtement et leur peau grisâtre avait un léger luisant, comme si la chair s’était durcie pour former une enveloppe rigide et translucide.
Ils étaient tous comme cela ; sans aucune exception. Leur visage aussi était semblable, avec des traits chiffonnés, ramassés et de grands yeux fixes où brillait à peine une étincelle d’intelligence. Il n’y avait non plus entre eux aucune différence de taille. En fait, ils étaient tous identiques, comme sortis du même moule et je n’aurais su les distinguer, même si ma vie en avait dépendu.
Ils avaient véritablement un aspect bizarre et déplaisant.
Je demandai à Thrance qui ils étaient, et il me répondit que c’était le peuple du Royaume du Sembitol.
Je ne savais pas ce qu’il fallait penser d’eux, mais j’avais une théorie, aussi désagréable fût-elle.
— On dirait presque des insectes, dis-je à Thrance. Mais est-il possible qu’il existe des insectes de la taille d’un homme ?
— C’étaient des hommes autrefois, répondit-il, des hommes comme nous. Ou des femmes. Impossible de le savoir maintenant. Ils ont subi une transformation dans ce Royaume et sont devenus des insectes. Quelque chose de ce genre, en tout cas.
C’est exactement ce que je redoutais.
— Crois-tu qu’ils pourraient nous causer des ennuis ?
— En général, ils sont très pacifiques, répondit Thrance. Le seul risque est qu’ils vous offrent la possibilité de devenir comme eux. Je pense que cela pourrait facilement se faire, mais je ne vous le conseille pas.
Je lui adressai un sourire aigre. Mais nous avions un problème plus urgent à résoudre. Le sentier était juste assez large pour le suivre à la file indienne et je me demandai ce qui allait se passer quand les deux groupes se trouveraient face à face. Nous étions encore à une cinquantaine de pas des autres quand je les vis exécuter quelque chose d’inattendu et de tout à fait extraordinaire. En nous voyant approcher, ils rompirent leur file sans un mot et plantèrent tous en même temps le bout de leur bâton dans le sol, juste en bordure du sentier. Puis ils s’agenouillèrent, firent basculer leurs longues jambes par-dessus le bord du précipice et se suspendirent dans le vide, s’agrippant des deux mains à leur bâton afin de nous laisser le passage.
C’était un spectacle étonnant de voir ces vingt montagnards à la mine austère accrochés au bord de l’abîme. Je pris le temps de les regarder en passant et je ne vis aucune crainte dans leurs yeux, pas la moindre expression en réalité. Ils attendirent, immobiles comme des rochers, que nous soyons tous passés, le regard fixé devant eux comme si nous étions invisibles. Puis ils se hissèrent sur le bord du sentier, arrachèrent leur bâton et se remirent à la queue leu leu pour reprendre leur route sans nous avoir adressé un seul mot pendant toute la scène. On eût dit une rencontre comme on en fait dans les rêves.
À peu près une heure plus tard, nous croisâmes un autre groupe sur le même sentier ; comme les autres, ils fichèrent leur bâton en terre d’un même mouvement et se suspendirent dans le vide pour nous laisser passer. Mais, cette fois, il se produisit un événement malheureux. Au moment où passaient Kilarion et Jaif qui fermaient la marche de notre groupe, le sol céda brusquement au bord du sentier et une portion se détacha, entraînant deux des hommes-insectes. Ils plongèrent dans le vide sans un son et, quand ils se fracassèrent contre la paroi de l’à-pic, loin en contrebas, il y eut juste un étrange craquement étouffé, semblable au bruit que fait un récipient d’argile en se brisant, puis, de nouveau, le silence.
Ce fut un moment d’horreur, mais le pire fut que les autres hommes-insectes semblèrent totalement indifférents au sort de leurs compagnons, presque comme s’ils n’avaient pas eu conscience de leur existence. C’était impossible, car ils s’étaient suspendus les uns à côté des autres, toujours en formation serrée, et les voisins des deux victimes avaient dû les voir basculer dans le vide. Mais ils n’eurent pas la moindre réaction. Après l’accident, ils se hissèrent simplement sur le sentier, arrachèrent leur bâton du sol et reprirent leur route sans une syllabe, sans un mot de regret, sans même que l’un d’eux se donne la peine de regarder par-dessus le bord de l’abîme où avaient été précipités leurs deux compagnons.
— La vie n’a aucune valeur pour eux, observa Thrance. Pas plus la leur que la nôtre. Ce sont des êtres à l’âme vide.
Et il cracha dans le précipice.
En regardant par-dessus mon épaule, je vis que les hommes-insectes étaient déjà deux lacets plus bas et qu’ils cheminaient rapidement, pressés d’atteindre leur mystérieuse destination.
Sur les hauteurs du pic noir nous trouvâmes des replats où il était possible de bivouaquer, et nous fîmes halte pour la nuit. Notre but se trouvait encore à une certaine distance : un pont naturel de pierre qui reliait la plus haute pointe rocheuse de notre pic au sommet effilé au royaume suivant. Mais la nuit tombait rapidement et il nous parut imprudent de tenter d’aller plus loin sans attendre le lever du jour.
Comme il n’y avait pas de bois dans cette contrée, il nous fallut nous passer de feu. Je voyais pourtant briller de-ci de-là des lumières sur les versants des pics voisins et je supposai qu’il s’agissait des campements des hommes-insectes. Thrance me le confirma. Ils vivaient dans des sortes de ruches creusées dans le sol, par toute cette région accidentée aux pics noirs. Tous étaient d’anciens Pèlerins, des villageois comme nous, ayant choisi de leur plein gré de subir cette transformation qui les avait fait descendre encore plus bas que des animaux. J’étais absolument incapable de comprendre cela. Venir de si loin pour renoncer à toute humanité, à l’essence même de l’individualité dans le seul but de devenir l’un de ces êtres à l’enveloppe grise, et à l’âme vide, comme l’avait dit Thrance, et de monter et descendre sans trêve ces sentiers escarpés… Vraiment incompréhensible ! Autant que la passivité des victimes du Kavnalla, transformées en créatures cavernicoles passant leurs journées à se vautrer dans la fange, m’avait semblé incompréhensible. Ceux qui s’étaient soumis au pouvoir du Kavnalla avaient régressé au stade infantile, mais ceux qui s’étaient joints aux hordes sans âme du Royaume du Sembitol étaient descendus à un stade encore inférieur, renonçant à l’humanité même.
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