Cela faisait bien longtemps que nous n’avions pas eu à effectuer une escalade de ce genre, sur une paroi rocheuse à pic et, même si notre longue marche d’un palier à l’autre de Kosa Saag nous avait extrêmement endurcis, notre résistance était quelque peu entamée. De plus, comme je l’ai déjà dit, nous avions perdu la plupart de nos cordes et de nos crampons, la majeure partie de notre matériel.
Nous allions donc devoir compter sur notre adresse, sur notre agilité, bien sûr, et aussi sur la chance, mais, par-dessus tout, sur la bienveillance des dieux. Il nous faudrait calculer avec la plus grande précision chacun de nos gestes sur cette paroi terrifiante. L’angle auquel nous pencher pour prendre appui sur la roche inclinée, l’équilibre à conserver entre la poussée d’un pied et la recherche d’appui de l’autre, le déplacement du poids du corps à chaque prise nouvelle, le placement des doigts dans les fissures dont notre vie dépendrait. Le cas de l’Irtiman exigeait certaines mesures particulières qu’il fallait prendre sur-le-champ ; avec une partie de la corde qui nous restait, nous confectionnâmes une sorte de panier ; je fis passer une extrémité de la corde autour de ma taille, laissant l’autre au solide Kilarion qui l’accepta avec sa bonne volonté coutumière, tandis que l’Irtiman était solidement attaché au milieu. Cela signifiait qu’il nous faudrait, à Kilarion et à moi, grimper en suivant une progression parallèle quelles que soient les différences de surface de la paroi que nous pourrions rencontrer chacun de notre côté. Mais je ne voyais pas d’autre solution. Kilarion aurait transporté l’Irtiman sur son dos, si je le lui avais demandé, mais il n’en était pas question. C’est moi qui étais responsable de la présence de l’étranger parmi nous et il m’incombait donc de partager les risques et les efforts pour le hisser jusqu’au sommet de l’abrupt.
Nous laissâmes le reste de corde aux grimpeurs les moins habiles, des femmes pour la plupart, auxquelles furent ajoutés Naxa et Traiben. Naxa ne cacha pas sa satisfaction, mais Traiben refusa de s’encorder, probablement parce qu’il en avait assez de toutes les faveurs de ce genre que je lui avais faites depuis notre départ, ou bien parce qu’il trouvait la situation gênante. Il fut d’ailleurs l’un des premiers à attaquer l’ascension, avec une célérité et un air de défi tels que mes craintes furent encore plus vives qu’à l’accoutumée.
Mais, dès le pied de l’à-pic, nous grimpâmes avec une précision et une maîtrise extraordinaires, dignes d’un groupe de fourmis, progressant verticalement sur la paroi rocheuse comme si nous marchions tranquillement sur une surface horizontale. Ce n’était évidemment pas si simple que cela. En nombre d’endroits, la pente, bien que raide, était pourtant tout à fait à notre portée et il nous suffisait pour avancer rapidement de nous pencher légèrement et de nous aider des mains pour assurer notre prise sur la saillie suivante. Là où la roche était lisse, nous avions toujours de quoi prendre un point d’appui. Je me trouvai à un moment dans une situation difficile où la seule voie à suivre consistait à franchir une étroite cheminée où il me fallait m’arc-bouter des pieds d’un côté en prenant appui sur le dos de l’autre, mais Kilarion m’attendit et m’aida même à franchir l’obstacle en tirant la corde avec laquelle nous étions attachés, ce qui me permit de soulager ma jambe torse.
Tout le monde progressait donc régulièrement. Je risquais de temps en temps un coup d’œil vers les autres et constatais que personne ne musardait. Galli s’était encordée avec Bilair, Traiben se trouvait plus haut que moi, Jekka et Malti grimpaient côte à côte, il y avait aussi Grycindil, Fesild et, plus loin, Naxa et Dorn. Nous étions éparpillés sur toute la paroi. Sur ma gauche, à une certaine distance, Thrance effectuait l’ascension tout seul, pivotant, se tortillant, se tordant en tous sens tel un animal rampant qui doit former une boucle de son corps à chaque mouvement sur le sol de la forêt. Quand son regard croisa le mien, il m’adressa un sourire féroce, comme pour me dire : Tu espères que je vais tomber, hein ? Il n’y a aucune chance, mon garçon, absolument aucune chance ! Mais il se trompait sur mes sentiments : je ne lui voulais aucun mal.
Puis je détournai les yeux pour m’absorber entièrement dans l’effort exigé par ma propre ascension. Je ne prêtai plus d’attention à rien d’autre qu’à la nécessité de trouver la prise suivante, puis la suivante et encore celle d’après.
Une pensée affreuse commença à me tarauder : et si la facilité inattendue de l’ascension endormait notre vigilance pour causer notre perte quand nous serions arrivés assez haut ? J’eus brusquement la vision de la montagne se secouant furieusement pour se débarrasser de nous comme on chasse des insectes et précipitant dans le vide tous mes compagnons de voyage, ceux qui étaient si chers à mon cœur, Traiben, Galli, Hendy, Jaif. Tous projetés l’un après l’autre dans l’abîme insondable où ils disparaîtraient à jamais.
Pendant quelques instants, je frémis de peur et faillis lâcher ma prise. Mais ce n’était qu’une idée noire qui me passait par l’esprit. Je tournai la tête de côté et d’autre et vis qu’ils étaient tous là, autour de moi, poursuivant l’escalade à une allure régulière.
Je retrouvai donc mon calme, momentanément, du moins. Mais, ce jour-là, mon âme avait dû être troublée pour une raison ou pour une autre. Peut-être était-ce la statuette du Vengeur de Streltsa qui exerçait sur moi un charme maléfique. Car une nouvelle et étrange sensation était en train de s’emparer de moi : j’avais l’impression d’avoir déjà fait tout cela. Je ne veux pas dire que j’avais déjà escaladé d’autres parois rocheuses très semblables, mais que j’avais escaladé celle-ci , que je l’avais escaladée à maintes reprises et que je l’escaladerais encore de nombreuses fois, que j’étais condamné pour l’éternité à escalader sans fin le même à-pic. Quand j’atteindrais le sommet, je me retrouverais en bas et il me faudrait recommencer. Et je sentis couler sur mes joues des larmes amères et brûlantes en songeant qu’il n’y avait pour moi aucun moyen d’aller de l’avant ni de retourner en arrière, qu’il n’y aurait que cet abrupt se déroulant éternellement devant moi comme un parchemin qui s’étend d’un côté cependant qu’il s’enroule de l’autre. Je vivrais sur cette paroi, je mourrais sur elle et, quand je reviendrais à la vie, je serais toujours en train de l’escalader et cela n’aurait pas de fin.
Saisi par l’angoisse et le désespoir, en proie sans doute à une sorte de folie, je continuai de grimper, cinglé par des coups de vents secs et chauds. D’un seul coup, il n’y eut plus rien au-dessus de moi. Mon rythme était devenu tellement machinal que je ne compris pas tout de suite où j’étais ni ce qui se passait. Je tendis une main tâtonnante vers la prise suivante, mais il n’y en avait pas ; je pris appui du pied gauche un peu plus haut sur la roche et levai de nouveau la main, mais, cette fois encore, je ne trouvai rien. J’eus l’impression d’être précipité dans un rêve à l’intérieur d’un autre rêve. Un grondement m’emplissait les oreilles et mon cerveau tournoyait dans mon crâne. J’entendis la voix de Kilarion, venant de très loin, et j’eus l’impression qu’il riait en parlant, mais ses paroles étaient indistinctes, comme des sons perçus sous l’eau.
C’est alors que je compris que j’avais dû arriver au sommet de la paroi, qu’il était impossible d’aller plus haut et je me hissai par-dessus le bord de l’à-pic. Ce faisant, je frottai le côté de mon cou contre quelque chose de dur et de tranchant, la cordelette qui retenait ma statuette se rompit et l’amulette tomba, rebondissant de rocher en rocher avant de disparaître. J’éprouvai un pincement au cœur de la perdre après l’avoir gardée si longtemps, mais j’étais en train d’achever le rétablissement qui allait me permettre de prendre pied au faîte de l’abrupt et je devais me concentrer sur ce qu’il y avait devant moi et non sur ce que je laissais derrière.
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