Je me hissai par-dessus le bord. Sur ma droite, Kilarion se rétablit au même moment et nous tirâmes l’Irtiman dans son panier de cordes.
Je fis deux pas devant moi, les jambes flageolantes, comme elles le sont souvent après une escalade aussi pénible, et il me fallut quelques instants avant que mes yeux soient en mesure d’embrasser le paysage dans toute son étendue. Ce que je découvris me laissa pantois, abasourdi jusqu’au tréfonds ; de tous côtés se dressaient des montagnes, une incroyable quantité de montagnes, une ceinture de pics de toutes formes et toutes dimensions s’étendant aussi loin que portait le regard. Il m’était déjà souvent arrivé d’avoir le sentiment que ce que nous appelions Kosa Saag était un empilement de chaînes de montagnes, un monde sans fin, s’élevant interminablement vers le ciel, et qu’il nous faudrait éternellement passer d’un niveau à l’autre, d’un royaume à l’autre. C’est encore une fois l’impression que j’eus, du moins à première vue.
C’est alors que je découvris une montagne qui dominait toutes les autres au centre de cette enceinte, une colossale montagne dentelée. Ses cimes sur lesquelles couraient des coulées de neige immaculées étincelaient au soleil et la pointe, enveloppée dans d’épais nuages, en était invisible. Le regard tourné vers ces hauteurs vertigineuses, je fus pris d’un tremblement, car il m’apparut avec une évidence aveuglante que je contemplais le dernier des pics, la montagne des montagnes, le seul et unique Sommet de Kosa Saag.
En prenant pied sur le bord de l’à-pic où s’offrait à nos yeux une vue sublime sur les derniers sommets, nous partagions tous une seule envie : prendre un peu de repos. Nous avions l’impression que la demeure des dieux était là, enfin visible, à portée de la main ou presque, mais pas un seul d’entre nous n’avait l’énergie ni la volonté de reprendre aussitôt la route ; pas même Traiben dont la fatigue semblait enfin avoir eu raison de l’insatiable curiosité. Nous nous étions dépensés sans compter, peut-être trop, pendant la traversée du territoire du Kvuz et dans l’escalade de cette terrible falaise ; il nous fallait maintenant réparer nos forces et retrouver notre volonté avant de nous remettre en route et d’affronter les prochaines épreuves.
En nous engageant sur ce plateau intérieur qui servait de soubassement aux pics les plus élevés de Kosa Saag, nous avions pénétré dans une vaste zone enclose de forêts et de torrents, de vallées et de cours d’eau. Une sorte de jardin secret tout en haut du Mur. L’air y était encore plus raréfié, mais nous savions fort bien comment adapter notre corps à cette diminution de la densité d’un air qui, par ailleurs, était doux, pur et frais. Le sol était couvert d’une épaisse herbe bleue et la gigantesque montagne couronnée de nuages, d’une beauté à couper le souffle, se dressait devant nous dans toute sa splendeur majestueuse. Nous trouvâmes un emplacement agréable, près d’un ruisseau au cours rapide, pour installer notre campement, pensant y passer un ou deux jours, peut-être trois, avant de poursuivre l’ascension. Mais nous y restâmes beaucoup plus longtemps, je ne saurais dire exactement combien de temps, car les jours se succédaient paisiblement et le temps s’écoulait sans que nous en ayons véritablement conscience. Quoi qu’il en soit, nous y passâmes un temps très long.
C’était un lieu où il faisait bon vivre, comme nous n’en avions trouvé que très peu au long de notre voyage sur les pentes du Mur. Un lieu où nous pouvions nous baigner nus et nous laver dans le ruisseau, boire son eau fraîche et cueillir les fruits succulents de plusieurs arbres dont le nom nous resterait à jamais inconnu. Et, jour après jour, nous ne nous refusions aucun de ces plaisirs. Comme si nous étions soumis à un enchantement. Et peut-être l’étions-nous. Personne ne parlait de reprendre la route, comme je l’ai déjà dit, pas même Traiben. En réalité, nous nous efforcions la plupart du temps, Traiben et moi, de ne pas croiser le regard de l’autre, car nous n’avions pas oublié le serment fait dans notre enfance de traverser l’un après l’autre tous les Royaumes jusqu’à ce que nous ayons atteint le Sommet. Et, puisque nous avions juré de le faire, pourquoi étions-nous encore au bord de ce ruisseau ? À maintes reprises, je surpris le regard inquiet de l’un ou l’autre de mes compagnons, comme s’ils redoutaient à tout instant de me voir sauter sur les gourdins et les fléaux pour rappeler tout le monde à ses devoirs de Pèlerin avec mon zèle d’antan. Mais j’avais autant besoin de repos que n’importe qui, et ils n’avaient aucune raison de craindre un retour de la discipline, du moins dans l’immédiat. J’avais relâché mon emprise sur eux ; je laissais les jours s’écouler dans l’oisiveté.
L’Irtiman était le seul à se montrer impatient de reprendre l’ascension. Un jour, il vint à moi et me dit tout de go :
— Poilar, je vous dois la vie.
J’acquiesçai de la tête avec une certaine gêne, car il était tout pâle, encore plus maigre qu’avant et j’avais l’impression qu’il ne restait plus beaucoup de vie en lui.
— Allons-nous encore demeurer longtemps dans cette vallée, à votre avis ? poursuivit-il avec une pointe d’anxiété.
— Nous resterons ici jusqu’à ce que nous ayons réparé nos forces, répondis-je en lui montrant l’ombre de la grande montagne qui s’allongeait sur une distance considérable. Nous aurons besoin pour ce qui nous attend de toute l’énergie dont nous disposons.
— Assurément, fit-il. Mais le temps passe, vous comprenez…
La voix sortant de la petite boîte métallique n’acheva pas sa phrase. L’Irtiman posa sur moi un regard attristé.
Je savais ce qui le tourmentait. Il avait beaucoup souffert dans son errance solitaire et le peu de force qui lui restait était en train de s’amenuiser ; il sentait que sa fin était proche et souhaitait mourir au Sommet, entouré de ses amis. Notre halte prolongée devait lui être insupportable. Je comprenais ses exigences, mais nous avions nos propres nécessités. La longue marche semée d’embûches nous avait véritablement épuisés. Nous n’étions plus très jeunes, déjà dans notre troisième dizaine d’années, et même les plus résistants sentaient le poids de la fatigue. Et la partie la plus impressionnante de l’ascension restait à effectuer. Nous n’étions pas encore prêts à la tenter.
L’Irtiman le savait bien et il avait conscience de ne rien pouvoir exiger de nous. Il s’efforça donc de mettre un frein à son impatience. De mon côté, je lui promis, quoi qu’il advînt, de l’emmener jusqu’au Sommet pour rejoindre ses compagnons. Et cette promesse, je devais la tenir, mais de la manière la plus étrange qui fût.
Après cela, nous continuâmes à discuter. Je lui posai des questions sur son village et sa situation par rapport au Mur, je demandai si l’on y trouvait des Maisons comme dans le nôtre, les Musiciens, les Avocats, les Charpentiers et les autres, si les habitants étaient soumis à l’autorité du Roi. Il demeura longtemps silencieux après mes questions et rentra si profondément en lui-même que je me pris à trembler pour lui.
— Je vous ai dit, fit-il enfin, que je venais d’un endroit très lointain.
— Oui.
— Vraiment très lointain. Je suis né sur un monde par-delà le ciel.
Le sens de cette phrase m’échappait.
— Par-delà le ciel, fis-je sans dissimuler mon étonnement, répétant comme un nigaud ces mots que j’avais tant de difficulté à comprendre. Alors, vous êtes réellement un dieu ?
— Pas du tout, Poilar. Je suis mortel, ô combien !
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