— Oui. Ils sont comme moi. Ils sont de ma race. En tout, nous sommes quatre.
— Tous des Irtimen ?
— Oui.
— Et que sont les Irtimen ? demandai-je.
— Nous venons de… d’un endroit qui est très loin d’ici.
Ce devait être vrai. Un endroit très lointain et très différent. J’essayai d’imaginer tout un village peuplé de gens qui lui ressemblaient. Je me demandai comment étaient leurs Maisons, leurs rites, leurs coutumes.
— À quelle distance ? demandai-je.
— Très loin. Nous sommes venus en visiteurs. En explorateurs.
— Ah ! des explorateurs ! Venus de très loin.
Je hochai longuement la tête comme si je comprenais. D’ailleurs, j’avais peut-être compris. Ces Irtimen devaient appartenir à l’un des peuples inconnus qui, à ce que l’on racontait, vivaient de l’autre côté du Mur, au-delà des terres placées sous la domination du Roi, dans des contrées lointaines où personne de notre village ne s’était jamais aventuré. Ce devait être pourquoi son aspect était si étrange. Mais je me trompais. Il venait de beaucoup plus loin que l’autre côté du Mur, plus loin qu’aucun de nous ne pouvait l’imaginer.
— C’est la haute montagne que nous voulions explorer, reprit-il, juste les sommets. Mais j’ai pris la décision de descendre un peu, afin de me faire une idée des conditions de vie à cette altitude et maintenant je suis incapable de remonter, car cette paroi est trop difficile pour moi. Et mes amis m’ont informé qu’ils ne peuvent pas descendre pour venir à mon secours. Ils disent qu’ils ont leurs propres problèmes. Qu’il ne leur est pas possible pour l’instant de me prêter assistance.
Il s’interrompit un moment, comme si ce discours lui avait demandé un grand effort et l’obligeait à reprendre son souffle.
— Vous êtes des Pèlerins, n’est-ce pas ? Vous venez des basses terres ?
— Oui, c’est bien cela.
Une nouvelle question me vint à l’esprit, mais j’eus une hésitation ; j’avais presque peur de la poser.
— Vous dites que vous êtes allé tout en haut, fis-je au bout de quelques instants. Que vous avez atteint le Sommet ?
— Oui.
— Avez-vous vu les dieux ? Les avez-vous vus de vos propres yeux ?
Ce fut au tour de l’inconnu d’hésiter, ce qui m’étonna. Pendant quelques secondes, je n’entendis que le bruit de sa respiration sifflante, comme un soufflet de forge.
— Oui, répondit-il très doucement. Oui, j’ai vu les dieux.
— Vraiment ?
— Vraiment.
— Au Sommet ? Dans leur palais ?
— Oui, au Sommet, dit l’Irtiman.
— Il ment, lança sèchement Thrance.
Sa voix rauque me surprit. Il s’était approché discrètement pendant que nous parlions et je ne l’avais pas vu arriver.
Agacé, je lui fis signe de se taire.
— À quoi ressemblent-ils, les dieux du Sommet ? demandai-je à l’Irtiman. Dites-moi. Dites-moi à quoi ils ressemblent.
L’inconnu devint nerveux et mal à l’aise. Il fit quelques pas, il fouilla de la pointe de sa botte dans le sable, il fit passer dans son autre main la petite boîte de métal. Puis il tourna vers moi ses yeux étrangement enfoncés.
— Il vous faudra aller le découvrir par vous-mêmes, déclara-t-il enfin.
— Tu vois ? s’écria Thrance. Il ne sait rien ! Rien du tout !
— Si vous êtes des Pèlerins, poursuivit calmement l’Irtiman sans prêter attention aux exclamations de Thrance, il vous incombe de découvrir seuls les vérités profondes, sinon votre Pèlerinage n’aura plus de sens. Vous le savez bien. Qu’est-ce que cela vous apportera si c’est moi qui vous dis à quoi ressemblent les dieux ? Dans ce cas, vous auriez mieux fait de rester dans votre village et de lire des livres.
— Vous avez raison, acquiesçai-je en hochant lentement la tête.
— Bien. Ne parlons pas des dieux tant que nous sommes ici. Vous êtes d’accord ? Terminez votre Pèlerinage, mes amis. Vous découvrirez à quoi ressemblent les dieux quand vous serez arrivés tout en haut et que vous paraîtrez enfin devant eux.
— D’accord, fis-je, car je savais qu’il disait vrai. Nous devons terminer notre Pèlerinage. Aller jusqu’au Sommet… jusqu’à la demeure des dieux…
— Alors, vous m’emmenez avec vous ? demanda l’Irtiman.
De nouveau, je fus long à répondre. L’emmener avec nous ? Pour quoi faire ? Que représentait-il pour moi ? Il n’avait pas sa place dans les Quarante. Et il n’était même pas de notre race. Nous avons le devoir d’aider les nôtres, mais ce devoir ne s’étend pas aux habitants des autres villages et encore moins à ceux qui appartiennent à une race étrangère. De plus, cet Irtiman avait l’air à moitié mort, plus qu’à moitié, même. À quoi bon s’imposer une telle charge ? Il serait déjà bien assez difficile d’aider les plus faibles de nos Pèlerins, Bilair, Ijo, Chaliza et quelques autres, à se hisser jusqu’au sommet de l’abrupt.
Et puis il y avait Thrance, tel un ange noir, qui sifflait dans mon oreille les arguments qui se bousculaient déjà dans mon esprit.
— Laisse-le ! Laisse-le ! Il n’a plus de forces ! Ce sera un fardeau. Il n’est rien pour nous, rien du tout !
Je crois que ce furent les exhortations venimeuses de Thrance et l’éclat haineux de son regard qui firent pencher la balance en faveur de l’Irtiman. Cela et le sentiment que, si je l’abandonnais au pied de l’obstacle dans l’état d’épuisement extrême où il se trouvait, il n’y avait guère de chances qu’il puisse survivre très longtemps. Ce qui signifiait que j’aurais sa mort sur la conscience. Et de quel droit Thrance me dicterait-il la conduite à suivre, lui qui ne faisait même pas partie de nos Quarante ? Ne nous avait-il pas demandé lui aussi de le prendre avec nous et n’avions-nous pas accepté ? Comment pouvait-il maintenant refuser à autrui le même geste de bienveillance ? Je fis rapidement du regard le tour des visages qui m’entouraient, ceux de Traiben, Galli, Jaif, tous gens de bonne volonté, à l’âme pure, à l’esprit exempt du venin qui avait infecté Thrance. Et sur ces visages je lus un assentiment unanime.
— D’accord, dis-je à l’Irtiman. Nous allons vous emmener.
L’homme est parfois tenu de faire un geste de ce genre par pure charité, sans se préoccuper de savoir s’il suit la voie de la sagesse. Thrance, qui n’avait guère la compréhension de ces choses, poussa un grognement de dépit et s’éloigna en grommelant. Je suivis avec un regard de mépris et de colère mêlés son large dos déformé, asymétrique. Mais je sentis un peu de pitié qui venait tempérer mon mépris.
Avant d’entreprendre l’ascension de l’à-pic, je sortis la statuette de Sandu Sando le Vengeur que m’avait remise contre mon gré cette folle de Streltsa devant la borne de Denbail et que j’avais conservée dans mon sac depuis notre départ. J’eus l’impression que ce jour où nous avions atteint les limites supérieures du village remontait à mille dizaines d’années et je n’avais que rarement eu l’occasion d’y repenser. Mais je tenais à avoir la protection des dieux dans la terrible épreuve qui allait nous être imposée et même si le Vengeur n’était pas la divinité la plus appropriée à invoquer en la circonstance, la petite idole était le seul objet de piété dont je disposais. Je fis donc passer un bout de cordelette entre ses jambes, le nouai sur son petit pénis en érection et l’attachai autour de mon cou. Je demandai ensuite à Thissa d’exercer un charme pour l’escalade et ordonnai à tout le monde de s’agenouiller pour prier. Thrance se laissa, lui aussi, tomber à genoux mais je préférais ne pas savoir quel genre de prière il faisait ni à qui elle était adressée. Seul l’Irtiman resta debout, mais je crus voir ses lèvres remuer silencieusement. Puis nous commençâmes l’ascension.
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