Je me penchai sur lui.
— Irtiman ? Irtiman, m’entendez-vous ?
Je voulais lui demander à l’instant de sa dernière heure, au moment où il se tenait au seuil de l’éternité, s’il m’avait dit la vérité au sujet des habitants du Sommet où il prétendait n’avoir vu que des Irtimen et ne pas avoir trouvé trace des dieux. Mais je n’eus pas la possibilité de le faire. La petite boîte par l’intermédiaire de laquelle il communiquait avec nous avait roulé de sa main et gisait dans l’herbe. Même s’il avait eu toute sa connaissance, il n’aurait pu me comprendre, et moi non plus.
— Irtiman !
Il rejeta la tête en arrière dans un dernier spasme et demeura inerte, un bras levé, les doigts écartés vers le ciel, vers le Sommet, là où se trouvaient ses compagnons. Je regardai cette main levée, ces doigts tendus. Il y en avait cinq, comme je l’avais pensé ; un pouce d’un côté, mais pas de l’autre et rien n’indiquait qu’il en eût jamais eu un second, et quatre autres doigts disposés comme ils le sont habituellement. Je pris dans la mienne cette main bizarre, différente des nôtres, et la gardai quelques instants, puis je la posai sur sa poitrine, repliai l’autre par-dessus et lui fermai les paupières.
— J’ai essayé de lui parler tout à l’heure, dit Traiben, tandis que je m’éloignais du corps, de lui parler des dieux et des Irtimen, pour en savoir un peu plus long sur ce qu’il avait vu. Je me suis dit que c’était notre seule chance. Mais il était déjà tout près de la fin, incapable de parler.
Je ne pus m’empêcher de sourire. Traiben était toujours mon autre moi, en plus intelligent, pensant les mêmes choses que moi, mais toujours plus tôt. Et pourtant, cette fois, Traiben lui-même n’avait pas été assez rapide.
Kilarion s’avança vers moi.
— Je vais creuser une tombe pour lui, dit-il. Ici, le sol ne devrait pas être trop dur. Et il y a toutes les pierres qu’il faut pour construire un tumulus.
— Non, fis-je. Pas de tombe, pas de tumulus.
Une idée venait de me traverser l’esprit, une idée folle, peut-être provoquée par l’air raréfié de la haute montagne.
— Où est Talbol ? poursuivis-je en regardant autour de moi. Va me chercher le Corroyeur. Et Narril le Boucher. Grycindil aussi… une Tisserande, oui.
Quand ils furent tous réunis autour de moi, je leur expliquai ce que je voulais. Ils me regardèrent avec des yeux ronds, comme si j’avais perdu la raison et peut-être en était-il ainsi ; mais je leur dis que j’avais promis de remettre l’Irtiman à ses compagnons qui vivaient au Sommet et que j’étais résolu à tenir coûte que coûte ma promesse.
Ils placèrent donc le corps de l’Irtiman à l’écart et se mirent au travail. Narril le vida de ses organes – je vis Traiben suivre tous ses gestes avec fascination – et Talbol fit ce que font les Corroyeurs pour apprêter une peau, utilisant les herbes qu’il avait trouvées au bord du chemin, puis, pour finir, Grycindil bourra l’enveloppe vide du corps d’herbes aromatiques que Talbol lui apporta, de bandes d’étoffe et autres matières légères servant à rembourrer avant de recoudre les incisions faites par le Boucher. L’ensemble de l’opération prit trois à quatre jours pendant lesquels nous restâmes au bivouac, prenant soin de ne pas nous montrer aux habitants du Royaume qui commençait juste au-dessus de nous. Quand tout fut terminé, l’Irtiman donnait l’impression de dormir dans le hamac que nous lui avions confectionné ; mais, quand il fallut le soulever pour reprendre la route, nous nous rendîmes compte qu’il ne pesait presque rien et nous le transportâmes sans aucune difficulté. Comme il s’agissait d’un Irtiman et qu’il était évident, même pour l’esprit le plus borné, qu’un Irtiman était un être fondamentalement différent de nous, aucune critique ne me fut adressée pour ce que j’avais fait ; qui, en effet, pouvait connaître la nature des rites funéraires des Irtimen ? Rien ne nous obligeait assurément à l’inhumer comme nous l’aurions fait pour l’un des nôtres, avec un tumulus et le reste de nos usages. C’est ainsi que nous emmenâmes sa dépouille dans notre marche vers le Sommet et, à la longue, nous nous habituâmes à cette présence, même si c’était celle d’un mort.
La route – et c’est bien d’une route qu’il s’agissait, aussi nettement tracée et bien entretenue que celle que nous avions suivie au sortir de notre village de Jespodar – déroulait ses larges méandres sur les flancs de la montagne, de sorte que nous traversions tous les trois ou quatre jours un Royaume différent. Les habitants de certains de ces Royaumes sortaient de chez eux pour nous regarder passer avec curiosité alors que d’autres semblaient à peine nous prêter attention ; mais pas une seule fois on ne s’opposa à notre passage. À l’approche des cimes de Kosa Saag, il était à l’évidence permis aux Pèlerins de poursuivre leur ascension comme bon leur semblait.
Il est vrai que les habitants de ces Royaumes des sommets avaient eux-mêmes été des Pèlerins en leur temps ; sinon eux, du moins leurs ancêtres. Et pourtant, à en juger par leur aspect, ce n’était pas évident. Car toute cette multitude qui s’était créé un nouveau monde infiniment plus haut que celui qui était le nôtre était composée de Pèlerins ayant renoncé en route, échoué dans leur quête sacrée, tout comme les misérables créatures de la caverne du Kavnalla ou les hommes-insectes du Sembitol, tous les membres de la légion des Transformés dont les formes étaient aussi bizarres et diverses que celles des êtres qui peuplent nos rêves.
Mais il y avait une différence chez ceux des derniers Royaumes : ils avaient repoussé les limites de notre capacité à changer de forme au-delà de tout ce que nous avions jamais imaginé. Et ils l’avaient fait volontairement, en connaissance de cause. Ce n’étaient pas des victimes du feu du changement, du moins je le pense. Ce n’étaient ni des Fondus, hideusement déformés par la chaleur provenant d’une source extérieure, ni les malheureux esclaves se tortillant dans l’antre du Kavnalla, ni les créatures ressemblant à des insectes qui parcouraient sans relâche les étroits sentiers du Sembitol, pas plus que les sujets répugnants du Kvuz, qui se déplaçaient en rampant, tous ceux qui s’étaient abandonnés au puissant rayonnement émanant des entrailles de la montagne. Non, ceux que nous voyions s’étaient transformés de l’intérieur, apparemment de leur plein gré, et, dans l’air chatoyant de la haute montagne, ils avaient puisé en eux-mêmes la force de parcourir toute la gamme des possibilités offertes par le pouvoir de changer de forme, puis en avaient repoussé les limites.
C’est ainsi qu’il nous fut donné de rencontrer des créatures éthérées, deux fois plus grandes que le plus grand d’entre nous, drapées dans des ailes d’une grande envergure dont elles ne faisaient jamais usage. Nous en vîmes d’autres qui marchaient au milieu d’un rideau de flammes blanches, d’autres qui se déplaçaient dans des globes de ténèbres, et d’autres encore qui avaient l’apparence d’une eau vive tombant en cascade. Nous croisâmes des hommes qui ressemblaient à des arbres et des femmes semblables à des épées. Nous aperçûmes de fragiles et diaphanes créatures qui chevauchaient le vent. Nous vîmes des rochers géants, avec des yeux et des bouches qui souriaient d’un air entendu à notre passage. Tout cela me remit en mémoire le Livre Secret de Maylat Gakkerel que l’on nous avait fait lire quand nous étions encore de jeunes gens se préparant pour le Pèlerinage, ce livre qui, dans mon esprit, n’était qu’un fatras de légendes et de contes à dormir debout ; mais, maintenant, je comprenais que j’avais eu tort de croire cela. L’auteur du livre, ce Maylak Gakkerel dont j’ignorais tout, avait vu les Royaumes et en était revenu en conservant assez de jugement pour faire le récit de son voyage et, aussi fébrile, hermétique et irréel que cet ouvrage difficile ait pu nous paraître, ce n’était pas le produit de son imagination, mais une chronique fidèle des hauts sommets de Kosa Saag.
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