— Dans ce cas, déclarai-je, c’est là que nous irons.
Il me regarda, l’air abasourdi. Mais qu’avais-je à perdre ? Si la direction choisie par Muurmut se révélait être la bonne, cela nous permettrait enfin de quitter la vallée verdoyante et de reprendre notre ascension, ce qui était la seule chose qui importât véritablement. Et si sa magie céleste se révélait n’être qu’une invention, comme je le soupçonnais, au moins personne ne pourrait prétendre par la suite que je nous avais volontairement privés des conseils avisés de Muurmut dans le seul but de rehausser mon propre prestige.
Je réunis donc tout le monde pour leur annoncer la nouvelle.
— La magie céleste de Muurmut nous indique que c’est la montagne en forme de selle que nous devons escalader. Et tout le crédit ira à Muurmut s’il est prouvé que sa magie nous a mis sur la bonne route.
Je fis des gestes dans sa direction, comme s’il était la source de toute sagesse ; il sourit, hocha la tête et salua de la main comme s’il venait d’être choisi pour devenir le chef de sa Maison. Mais sa face devint encore plus rouge qu’à l’accoutumée et je compris qu’il avait percé mon jeu et que cela ne faisait qu’accroître sa haine. Tant pis pour lui. Il avait voulu être le chef ; à lui de jouer.
Le soir venu, nous installâmes notre bivouac dans une prairie à l’herbe rouge et dentelée, juste au pied de la montagne choisie par Muurmut, et, tandis qu’étendu aux côtés d’Hendy je m’abandonnais à une rêverie, j’eus une vision des dieux du Sommet, en leur grand palais.
Voici ce que je vis : J’avais accompli seul la dernière partie de l’ascension, celle qui menait au faîte de la montagne, dans un âpre paysage de glace, de tourbillons de neige piquants comme des pointes de couteau acérées et de vents furieux qui fouillaient ma chair comme des lanières de feu. Je débouchai enfin, à moitié mort, et même plus qu’à moitié, dans un royaume merveilleux de lumière dorée où soufflait une brise caressante et où l’air était doux comme du vin nouveau ; et je vis les colonnes de cristal du palais des dieux et les dieux eux-mêmes qui s’y promenaient, vêtus de robes écarlates et portant de hautes et étroites couronnes d’or. Il y avait Kreshe le Créateur, un être resplendissant, ni d’un sexe ni de l’autre, auquel j’avais pourtant pensé jusqu’alors comme à un homme ; des mains de ce grand dieu, longues et effilées, si belles que leur vue m’arracha des larmes, jaillissaient en gerbe des flots de lumière éclatante qui retombaient en enserrant le Monde, comme des fils de l’or le plus fin tenant toutes choses en communion. Tout près de lui, une coupe remplie d’un breuvage mousseux à la main, se tenait Thig le Formateur, le visage radieux, épanoui, celui qui avait pris le monde informe créé par Kreshe et lui avait donné sa forme. Thig était rayonnant comme le soleil, mais, à ses côtés et lui versant du vin dans sa coupe, se trouvait Sandu Sando le Vengeur, la mine austère, plus ténébreuse qu’une nuit sans lune, le visage comme un faisceau d’épées, les mains comme des poignards, dont la voix, quand il riait à un bon mot de Thig, fendait l’air comme une hache.
Je vis deux jeunes amants d’une grande beauté en train d’accomplir les Changements et je sus, sans que l’on eût besoin de me le dire, qu’il s’agissait de Selemoy, celui qui règne sur les Soleils, et de Nir-i-Sellin, la déesse des Lunes, qui s’étreignaient de telle sorte que la lumière de l’un tombait sur l’autre et réciproquement ; pas très loin d’eux il y avait les Trois Nourrissons, nus, dodus et heureux, le nombril orné de pierres d’étoiles vertes ; je vis encore Veega, qui apporte la pluie, Lasht, qui fait mûrir le fruit sur la branche, et Sept, qui donne aux étoiles leur éclat ; et tous riaient et plaisantaient ensemble, comme les membres joyeux d’une Maison réunis un jour de baptême ou de vieux amis célébrant quelque heureux événement. Et il y en avait d’autres, des dieux que je ne pouvais reconnaître, des dieux inconnus qui ne s’étaient pas encore révélés à l’humanité, mais tous avaient l’aura éclatante de la beauté divine et du rayonnement divin, et il y avait une telle perfection dans tous leurs aspects que je versai à leur vue des larmes de pure joie. Car ce que cette vision m’apprenait, c’est que le Monde avait véritablement un sens et une finalité, que les dieux existaient réellement et qu’ils étaient bons, que toutes choses, aussi obscures et terribles fussent-elles, convergeaient vers ce Sommet doré de Kosa Saag où des êtres merveilleux menaient jour après jour une existence remplie de merveilles dont ils laissaient des reflets rejaillir sur les niveaux inférieurs du Monde et pénétrer l’âme des humbles créatures que nous étions. Il m’était arrivé à certaines époques de ma vie de mettre tout cela en doute. Mais, là, je sentais en moi la présence de la grâce divine et tous mes doutes se dissipaient : que faire d’autre que de témoigner par des larmes ma gratitude et ma joie ?
— Poilar ? murmura Hendy. Qu’est-ce que tu as, Poilar ? Pourquoi pleures-tu ?
Le son de sa voix me fit ciller et je demeurai quelques instants la bouche ouverte, incapable de parler. Puis je lui expliquai que je venais d’avoir une vision des dieux et que les larmes que je versais étaient des larmes de ravissement. À cette heure-là de la nuit, il n’y avait pas une seule lune dans le ciel et je distinguais à peine son visage ; mais je l’entendis retenir son souffle comme si j’avais dit quelque chose d’inconvenant, quelque chose qui l’avait blessée. Cela me troubla légèrement, mais ma vision, même si elle s’estompait rapidement, demeurait en moi et j’étais encore trop empli de sa splendeur pour pouvoir m’intéresser à autre chose. J’essayai de raconter ce que j’avais vu, mais qu’il était difficile de trouver les mots pour en décrire la magnificence. Hendy m’écouta sans mot dire, jusqu’à ce qu’il ne me reste plus rien à lui décrire.
— Comme je t’envie, Poilar ! dit-elle enfin.
— Tu m’envies ? Pourquoi ?
— De faire des rêves si merveilleux.
— Ils ne le sont pas tous.
— Mais celui-là… Jamais je n’ai fait un rêve comme celui-là, Poilar.
Elle tremblait malgré la douceur de la nuit. Je passai le bras autour de ses épaules.
— J’ai souvent peur de m’endormir, reprit-elle, car mes rêves sont terrifiants.
— Non, Hendy ! Non !
Je la serrai dans mes bras. Sa douleur devint ma douleur ; la joie que mon rêve m’avait apportée s’évanouit totalement, et il ne me resta qu’un sentiment de culpabilité de lui avoir causé cette peine en m’efforçant de partager ma joie avec elle. Mais je ne lui dis rien, sachant que cela ne ferait qu’aggraver les choses. Elle se calma peu à peu et se serra tout contre moi.
— Je suis désolée, Poilar, dit-elle très doucement. Parle-moi encore de ce que tu as vu.
— Je ne me souviens de rien d’autre.
— Mais tout ce que tu as vu était beau, tout était merveilleux ?
— Oui, répondis-je, car je ne voulais pas lui mentir.
— Même le Vengeur ?
— Oui, même lui. Son aspect était effrayant, mais il n’a rien à voir avec les images que nous faisons de lui. Bien sûr qu’il était effrayant, mais il était beau aussi. Car ce sont tous des dieux réunis en un même lieu où ils vivent en harmonie.
J’aurais pu lui en dire plus sur ce que j’avais vu, car, même si la vision s’était évanouie, les sentiments qu’elle avait fait naître dans mon esprit bouillonnaient encore en moi. Mais j’avais peur de lui faire encore du mal.
— Veux-tu que je te raconte un rêve que j’ai fait il y a un certain temps ? dit-elle au bout d’un moment, d’une voix qui semblait moins s’adresser à moi qu’au ciel vers lequel elle était tournée, comme elle le faisait souvent.
Читать дальше