— J’étais une étrangère dans ce village, reprit-elle. Ils n’avaient aucun lien de parenté avec moi. Je n’avais pas de Maison. Pour eux, je n’étais qu’un animal, rien d’autre. Une femelle, quelque chose dont on se sert.
Sa voix prit brusquement des intonations effrayantes.
— Alors, ils se sont servis de moi. Au bout d’un certain temps, ils ont cessé de me donner à boire. Je me débattais, je les mordais, je leur donnais des coups de pied, mais c’était inutile.
— Cela s’est produit plusieurs fois ?
— J’ai passé quatre années à Tipkeyn.
— Par tous les dieux ! Non !
— Puis j’ai réussi à m’enfuir. Un jour d’orage, où des éclairs zébraient tout le ciel et où ils étaient si terrifiés qu’ils ne pensaient qu’à courir se mettre à l’abri, je me suis enfoncée dans la forêt. Mais l’un d’eux m’a vue, il m’a rattrapée et m’a dit qu’il me tuerait si je ne revenais pas au village avec lui. Il avait un couteau. Je lui ai souri comme on m’avait appris à le faire. Je lui ai dit de poser son couteau, que nous allions faire les Changements sans perdre de temps, car l’orage était bientôt fini et que j’avais terriblement envie de lui. Il m’a crue. J’ai pris le couteau et je lui ai tranché la gorge. Ce sont trois femmes de notre village qui m’ont trouvée errant dans les champs, bien plus tard… Quelques jours, une semaine, un mois, je n’en sais rien. J’étais à moitié folle de faim et d’épuisement. Elles m’ont ramenée au village. Personne de ma famille ne m’a reconnue, car j’étais devenue une femme alors que c’est une fillette qui avait été enlevée. Personne ne voulait de moi, à cause de ce qui m’était arrivé à Tipkeyn. C’est la première chose qu’on m’a demandée : est-ce qu’ils t’ont forcée ? Et j’ai répondu oui, oui, ils m’ont forcée, maintes et maintes fois. J’aurais peut-être mieux fait de mentir, mais comment cacher cela ? Ils voulaient de nouveau me chasser du village, mais les chefs des Maisons sont venus me voir. Parmi eux, il y avait ton parent, Meribail, qui a demandé : « Qu’allons-nous faire d’elle ? » Et le chef de ma propre Maison a répondu…
— Quelle est ta Maison ? fis-je en constatant avec étonnement que je ne le savais pas.
— Les Glorieux.
— Les Glorieux ? Mais…
— Oui, je sais, le Pèlerinage nous est interdit. Le chef de ma Maison a donc répondu : « Nous devrions lui demander ce qu’elle a envie de faire. » Et, moi, j’ai dit : « Devenir un Pèlerin. » Je n’étais plus chez moi dans notre village et j’aurais préféré me tuer plutôt que de repartir à Tipkeyn, alors la seule solution était le Mur. Mon Pèlerinage avait commencé le jour où les hommes de Tipkeyn m’avaient enlevée et tout le monde le savait. Tout fut donc arrangé. Mon nom fut rayé de la liste de la Maison des Glorieux et il fut convenu avec les Maîtres de la Maison du Mur que je serais du nombre des Pèlerins de mon année. On me permettrait de partir sur Kosa Saag pour m’y perdre à jamais. Je n’avais rien à craindre des criblages, car les Maîtres savaient que j’avais été choisie à l’avance pour faire le Pèlerinage. Voilà pourquoi je suis ici.
— Par tous les dieux ! murmurai-je, incapable de dire autre chose. Par tous les dieux, par tous les dieux !
— Pourquoi est-ce que je te raconte tout cela ? reprit-elle d’une voix étrangement lointaine, fragile et ténue comme un air de flûte.
— Je ne sais pas.
— Moi non plus. J’imagine qu’il fallait que j’en parle à quelqu’un.
Je perçus un mouvement à côté de moi, et je vis qu’elle s’était tournée vers moi et que l’espace qu’il y avait entre nous s’était réduit à la largeur d’un doigt.
— Ce que je veux, poursuivit-elle de la même voix lointaine, c’est voir les dieux du Sommet et être purifiée à leur contact. Je veux qu’ils me transforment. Qu’ils fassent de moi quelqu’un d’autre. Ou même quelque chose, cela m’est égal. Je ne veux plus être celle que je suis. Ces souvenirs qui me hantent sont trop lourds à porter, Poilar. Je veux m’en débarrasser.
— Il en sera fait selon ton désir. Les dieux nous attendent tout là-haut, Hendy, j’en suis sûr. Et je sais aussi qu’ils feront ce qu’il faut pour toi quand nous nous présenterons devant eux.
— Tu crois cela ? demanda-t-elle avec ferveur. Tu le crois vraiment ?
— Non.
Ma voix sonna comme un grelot fêlé quand je lâchai ce non. Mon pieux mensonge me laissait une amertume dans la bouche. Que savais-je de ce qui nous attendait au Sommet ? Et puis Hendy n’était plus une enfant ; comment pouvais-je espérer la réconforter avec une histoire à dormir debout ?
— Non, Hendy, repris-je en secouant la tête, en fait je ne le crois pas. Je n’ai pas la moindre idée de ce qui nous attend là-haut. Mais j’espère que nous trouverons les dieux, qu’ils sont miséricordieux et qu’ils soulageront ta peine. Je prie pour qu’il en soit ainsi, Hendy.
— Tu es très gentil. Et franc.
Il y eut un nouveau silence.
— Je me suis souvent demandé ce que cela fait de choisir un amant pour les Changements, comme les autres. De regarder quelqu’un et de lui dire : « Toi, tu me plais, viens t’allonger près de moi, donnons-nous mutuellement du plaisir. » Cela paraît si simple. Mais jamais je n’ai pu me résoudre à le faire.
— À cause de Tipkeyn ?
— Bien sûr, à cause de Tipkeyn.
Je la regardai plus attentivement. Le bord de son sac de couchage était partiellement rabattu et, à la clarté des cinq lunes, je vis qu’elle avait commencé à prendre sa forme femelle, que ses seins pointaient et que sa peau luisait de la mince pellicule de sueur indiquant que le Changement se poursuivait plus bas. Cela suffisait en général à un homme. Mais, si je me décidais maintenant et commençais à l’étreindre, sans qu’elle me l’eût demandé, aurait-elle le sentiment de m’avoir choisi ? Peut-être était-elle incapable de s’en empêcher, peut-être amorçait-t-elle les Changements d’une manière automatique, simplement parce que nous étions étendus côte à côte, tout près l’un de l’autre. Peut-être s’efforçait-elle désespérément de résister, de se forcer à revenir à l’état neutre.
Mon propre membre viril était apparu et j’avais toutes les peines du monde à me maîtriser. Mais je me contraignis à attendre.
Mon hésitation fut interminable et rien ne se passa. Nous restâmes comme nous étions, tout près l’un de l’autre, mais sans nous toucher.
C’est elle qui finit par rompre le silence de plus en plus tendu.
— Tu n’as pas envie de moi, dit-elle. À cause de Tipkeyn.
— Pourquoi cela aurait-il de l’importance ?
— Ils m’ont souillée. Ils m’ont couverte de leur saleté. Ils ont fait de moi quelque chose de sale.
— Ils ne se sont servis que de ton corps, Hendy. De ton corps, pas de toi. Quand ils en avaient fini avec ton corps, tu étais encore toi. Le corps peut être souillé, mais pas l’esprit qu’il renferme.
— Si tu avais envie de moi, poursuivit-elle d’un air peu convaincu, tu m’aurais prise dans tes bras. Mais tu ne l’as pas fait.
— Tu ne me l’as pas demandé. Je ne le ferai pas, si tu ne me le demandes pas.
— C’est vrai, ce que tu dis ?
— Tu m’as expliqué que tu n’as jamais choisi un amant. Je voudrais te laisser faire ce choix.
— Mon corps a choisi, dit-elle. Mon corps et moi, nous avons choisi.
Elle plaça les mains sous ses seins et les remonta vers moi.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? D’où crois-tu qu’ils viennent et pourquoi ? Oh ! Poilar ! Poilar !
C’en était trop. Je posai les mains sur les siennes et, pendant quelques instants, nous restâmes ainsi, puis ses mains se retirèrent. Mes lèvres effleurèrent sa joue et descendirent le long de sa gorge.
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