Grycindil et Muurmut avaient commencé à dormir ensemble après notre départ du plateau. Cela me semblait curieux, car Grycindil, bien qu’un peu soupe au lait, m’avait toujours donné l’impression d’être une femme équilibrée et une nature généreuse, et je ne parvenais pas à comprendre pourquoi elle s’embarrassait d’un fanfaron imbu de sa personne comme Muurmut. Mais la raison ne saurait prévaloir quand les Changements sont en cause. Et peut-être Muurmut avait-il des qualités que j’étais incapable de percevoir.
— La situation est très difficile pour tout le monde, Grycindil.
— Ce n’est pas la même chose pour lui. Il veut être le chef et tu lui fais obstacle.
— Je le sais bien. Ce n’est pas nouveau.
— Il a des idées sur la direction à prendre.
— Vraiment ? Dans ce cas, il n’a qu’à s’exprimer.
— Non. Tu as été très dur avec lui le jour où il est allé chercher Min. Il était furieux contre toi à cause de cette histoire. Il n’a pas fermé l’œil de la nuit. « Comment aurions-nous pu ne pas tenter de la ramener ? m’a-t-il dit. Comment aurions-nous pu la laisser s’enfuir et continuer notre route comme si de rien n’était ? Quand je pense que Poilar m’a dit que j’avais eu tort d’essayer…» Il ne parvient pas à chasser cette amertume, Poilar. Il fait la tête nuit et jour. Parfois, je l’entends pleurer, pour de bon, avec des sanglots étouffés, pleins de colère et de frustration. Sais-tu qu’en deux ou trois occasions il s’est trouvé dans des situations dangereuses pendant qu’il essayait de rattraper Min ? Il a failli périr sur ce sentier. À un moment, le sol s’est affaissé sous lui et est tombé dans le précipice où Muurmut a failli être entraîné. Et, toi, tu l’as critiqué durement quand il est revenu… Non, Poilar, il n’a pas l’intention de faire part de ses idées. Il a peur que tu ne le tournes encore en ridicule.
— C’était très courageux de sa part de se lancer à la poursuite de Min. Mais il a quand même eu tort de le faire.
— Non, Poilar.
— Crois-tu ? fis-je en haussant les épaules. Eh bien, dans ce cas, je suppose que c’est moi qui ai eu tort. À toi de choisir. Écoute, Grycindil, je regrette que Muurmut souffre à cause de moi. Mais il n’a à s’en prendre qu’à lui-même.
— Ne pourrais-tu pas lui faciliter un peu les choses ?
— Comment ? En faisant de lui le chef, à ma place ?
— Tu pourrais au moins le consulter une fois de temps en temps.
Je la regardai avec attention. Elle était absolument sincère ; et je découvris quelque chose dans ses yeux, une lueur de tendresse, d’amour même pour Muurmut, qui me surprit. Je me demandai encore une fois si je n’avais pas sous-estimé Muurmut. Le pire des fanfarons peut avoir des vertus cachées.
Mais je n’avais aucune confiance en son jugement, car je ne parvenais pas à chasser de mon esprit que ses raisonnements étaient viciés par son amour-propre, qu’il s’efforçait sans cesse d’impressionner autrui, de faire admirer la force, le courage, la perspicacité, toutes les capacités de Muurmut. Il n’est pas dans l’intérêt d’un vrai chef d’agir ainsi.
— Laisse-moi le temps de réfléchir, répondis-je à Grycindil sans avoir l’intention de faire quoi que ce fût.
Et elle savait que je n’avais rien l’intention de faire ; notre conversation était allée aussi loin que possible et cela aussi elle le savait. Elle s’éloigna donc et je l’entendis murmurer entre ses dents.
Très peu de temps s’était écoulé quand Hendy vint me voir à son tour pendant que cherchais un endroit confortable pour y installer mon sac de couchage.
— Pouvons-nous parler ? demanda-t-elle.
Je fus surpris par cette question, venant d’Hendy, si distante et réservée depuis si longtemps ; mais, depuis quelque temps, elle semblait sortir un peu de sa coquille. Ses frêles épaules, rejetées en arrière, témoignaient d’une curieuse détermination contrastant vivement avec l’attitude timide et hésitante qui lui était habituelle.
— De quoi ? demandai-je.
— De Muurmut.
— Muurmut ! Par Kreshe ! Par Selemoy et Thig ! Êtes-vous toutes liguées contre moi pour défendre Muurmut ? Dis-moi, Hendy, accomplis-tu aussi les Changements avec lui ?
La question était inconvenante. Et j’avais employé un ton si rude et si violent qu’elle eut un mouvement de recul ; mais elle ne fit qu’un ou deux pas en arrière et soutint hardiment mon regard.
— Aussi ? J’accomplis donc les Changements avec tellement de gens ? Muurmut et qui d’autre, à ton avis ?
— Ce n’est pas ce que je voulais dire, fis-je en rougissant de cette parole malheureuse que j’aurais aimé pouvoir retirer. Mais je viens de quitter Grycindil qui est venue plaider en faveur de Muurmut. En ce qui la concerne, je comprends qu’elle ait des raisons de le faire. Mais voilà que, toi, tu arrives à ton tour…
— Muurmut n’est pas mon amant, déclara posément Hendy sans me laisser achever. Ce que fait Grycindil avec Muurmut, c’est son affaire. Je suis venue te parler, parce que je pense que les problèmes ne peuvent que s’aggraver et que tout le monde en pâtira.
— Quels problèmes ?
— Entre Muurmut et toi… Non, je t’en prie, Poilar, ne fais pas l’innocent ! Vous êtes à couteaux tirés depuis la borne d’Hithiat et tout le monde le sent.
— Il croyait être le plus apte à devenir notre chef. Je savais que c’était moi. Nous sommes à couteaux tirés parce qu’il n’est jamais de mon avis.
— L’inverse est aussi vrai.
— Crois-tu que Muurmut soit plus qualifié que moi pour nous diriger ?
— Non, répondit-elle. Il est impétueux et têtu, et il est capable de faire de grosses bêtises. Mais tu le sous-estimes, Poilar. Il a des idées dont il pourrait nous faire profiter. Certaines sont peut-être bonnes. Et comme tu refuses d’écouter ce qu’il a à dire, tu lui fais de la peine. Si cette situation se prolonge, il nous forcera tous à partager cette peine.
— Que veux-tu dire ?
— Je veux dire qu’il y aura une bataille pour savoir qui sera le chef.
— Il n’ira pas jusque-là, fis-je. Et même s’il le fait, il n’aura pour le soutenir que sa poignée d’acolytes.
— As-tu envie de courir ce risque ? poursuivit Hendy. Une lutte pour l’autorité alors que nous avons déjà parcouru un si long chemin ?
Ses yeux sombres brillaient d’un éclat mystérieux. Un parfum suave s’élevait de sa gorge et de ses épaules, et je savais que cette senteur devait être celle de sa peau. Sa détermination lui conférait une beauté éclatante qui produisait sur moi un effet puissant.
— Qu’as-tu à proposer ? lui demandai-je.
— Une réconciliation.
— Il ne peut y avoir de réconciliation quand il n’y a jamais eu d’amitié, répliquai-je.
— Eh bien, faites au moins la paix. Serrez-vous la main. Tu l’as traité très durement le jour où il a escaladé le monticule de rochers pour aller chercher Min. Tu pourrais lui dire que tu le regrettes aujourd’hui.
— Tu me jures que tu n’es pas de mèche avec Grycindil ?
— Je t’ai déjà dit que non, lança-t-elle, les narines palpitant de colère.
— Elle partage entièrement ton point de vue.
— Nous sommes nombreux à le faire.
Cela me donna à réfléchir. Les murmures que j’avais entendus me revinrent en mémoire. Un chef ne peut diriger qu’avec le consentement de ceux qu’il dirige. Un consentement qui peut lui être retiré à tout moment.
— Très bien, fis-je après un silence. Je veux bien lui serrer la main, si tu penses que cela peut arranger les choses. Qu’as-tu d’autre à proposer, Hendy ?
— Invite Muurmut à faire part à tout le monde de ses idées sur la direction à prendre.
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