Hendy était parfaitement réveillée, assise dans son sac de couchage, une main sous le menton, le regard fixé sur moi. Ses yeux étincelaient à la clarté de toutes les lunes. Je me souvins de l’instant où elle m’était apparue d’une beauté rayonnante, quelques heures plus tôt, quand elle était venue m’exhorter à me réconcilier avec Muurmut, et de l’odeur suave montant de ses épaules. Je la regardai et j’attendis, espérant contre toute raison qu’elle me ferait signe de la rejoindre. Mais elle se contenta évidemment de soutenir mon regard sans un geste. C’est alors qu’il me revint à l’esprit que je lui avais demandé sous l’empire de la colère si elle accomplissait les Changements avec Muurmut, tout cela parce qu’elle était venue plaider en sa faveur, et je sentis un flot de sang monter à mon visage à la vitesse de l’éclair.
Il me fallait faire amende honorable pour la grossièreté de mes propos. Bien qu’elle ne m’y eût pas invité, je commençai à traverser le ruisseau à gué. À mi-chemin, je trébuchai sur une pierre glissante et m’étalai de tout mon long ; je restai à croupetons dans l’eau froide, pestant contre ma maladresse, mais sans pouvoir m’empêcher de rire. Dans certaines circonstances, le rire est le meilleur remède. Mais la nuit n’avait pas été amusante et, plus elle avançait, plus les choses semblaient empirer.
Je me relevai et repartis. Je m’arrêtai juste devant elle, ruisselant d’eau. Elle leva les yeux vers moi et, l’espace d’un instant, je vis passer sur son visage une émotion fugitive. Était-ce de la peur ? Ou quelque chose de plus complexe ?
— Voilà, commençai-je, j’ai parlé à Muurmut comme tu me l’avais demandé.
— Oui, je sais.
— Je lui ai fait des excuses. Il ne les a pas acceptées avec beaucoup d’élégance et peut-être n’en ai-je pas mis beaucoup à les présenter. Mais nous avons fait la paix, si l’on peut dire.
— Bien.
— Et, à partir de demain, je l’inviterai à prendre part au conseil.
— Oui. Bien.
Elle n’en dit pas plus. Je restai debout, attendant autre chose. Je me sentais beaucoup plus comme un gamin de treize ans que comme l’homme de vingt ans que j’étais, avec déjà la moitié de sa vie derrière lui.
— Je peux m’asseoir à côté de toi ? finis-je par demander.
Je crus déceler sur ses lèvres l’ébauche d’un sourire.
— Si tu veux. Tu es tout mouillé. As-tu froid ?
— Pas vraiment.
— Je t’ai vu tomber en traversant.
— Oui. Je te regardais au lieu d’examiner le lit du ruisseau. Ce n’est pas le moyen le plus intelligent de passer un cours d’eau à gué. Mais c’est toi que j’avais envie de regarder à ce moment-là.
Elle ne dit rien. Son regard demeura indéchiffrable.
— Tu sais que je ne parlais pas sérieusement, poursuivis-je en m’agenouillant près d’elle, quand je t’ai demandé si tu accomplissais les Changements avec Muurmut ?
— Oui, j’ai compris ce que tu voulais dire.
— C’est parce que j’étais surpris de voir que tu prenais sa défense alors que tu ne t’étais jamais mêlée jusqu’alors à aucune de ces querelles. Et tu es venue me voir juste après Grycindil qui, elle, accomplit les Changements avec Muurmut. Alors, j’ai eu le sentiment que vous étiez de connivence. Et, dans ma colère…
— Je t’ai dit que j’avais compris. Il est inutile de ressasser les mêmes explications. Tu ne ferais qu’embrouiller encore les choses.
Hendy posa la main sur mon poignet qu’elle serra avec une force étonnante.
— Je ne supporte pas de te voir frissonner comme ça, dit-elle. Viens avec moi.
Et elle ouvrit son sac de couchage.
— Tu parles sérieusement ? Je vais tout tremper à l’intérieur.
— Ce que tu peux être bête, tout de même !
Pour la seconde fois en cinq minutes, je me mis à rire de ma propre stupidité et me glissai à côté d’elle. Elle se poussa vers la droite pour me faire de la place ; il restait un espace entre nous, mais je ne fis pas un mouvement pour le combler. Je percevais la lutte qui se déroulait entre sa défiance profonde à l’égard d’autrui et son désir de se laisser enfin aller, de s’ouvrir à une autre personne et de s’abandonner à son étreinte. Thissa, elle aussi, avait été comme cela. Mais Thissa était une santha-nilla, isolée de tous ceux qui l’entouraient par la puissance de ses pouvoirs ; jamais elle ne pourrait être plus qu’une visiteuse dans la vie des autres. J’avais au contraire le sentiment qu’Hendy luttait pour sortir enfin de cette réserve dans laquelle elle était cloîtrée. La lutte ne devait pas être facile, mais elle avait décidé que le moment était venu d’y mettre un terme. J’étais à la fois surpris et reconnaissant d’être celui qu’elle avait choisi. Elle pouvait avoir de moi tout ce qu’elle désirait, que ce fût une longue discussion tranquille, un moment de tendresse ou bien les Changements. Je me dis que j’allais me montrer aussi patient et aussi doux que j’étais capable de l’être. J’avais commis assez de maladresses pour cette nuit.
— Ce n’est pas vrai que tu es bête, Poilar, dit-elle en s’allongeant, le visage levé vers le ciel. Je sais que tu essayais seulement d’être gentil.
Des paroles de ce genre n’appellent pas de réponse. Je restai donc étendu à côté d’elle, sans rien dire.
— Et tu savais depuis le début, poursuivit-elle, qu’il n’y avait rien entre Muurmut et moi, qu’il ne pourrait jamais rien y avoir entre nous.
— Oui, je le savais. Je te parle sincèrement.
— Jamais je ne choisirais comme amant un homme tel que Muurmut. Il me rappelle trop les hommes de Tipkeyn qui m’ont arrachée de notre village quand j’étais petite. Tu sais, Poilar, reprit-elle après un silence, je n’ai jamais choisi personne comme amant.
Je la regardai avec stupéfaction.
— Tu n’as jamais accompli les Changements ? Avec personne ?
— Ce n’est pas ce que j’ai dit, répondit-elle, et je me sentis une fois de plus parfaitement stupide. J’ai dit que je n’ai jamais choisi personne. Choisir signifie agir en toute liberté.
— Tu veux dire que, pendant que tu vivais à Tipkeyn… contre ton gré… on a essayé de te…
— Oui. Mais ne me pose pas de questions, je t’en prie.
Je ne pus m’empêcher de le faire.
— Comment est-ce possible ? On ne peut pas accomplir les Changements sous la contrainte. C’est impossible si la femme ne les provoque pas en elle-même…
La voix me manqua et je gardai le silence. Que pouvais-je savoir de ces choses ? Il y avait en ce monde des maux dont je ne soupçonnais même pas l’existence et, à l’évidence, certains avaient frappé Hendy… Encore une fois, je me conduisais stupidement.
Je me sentais incapable de la regarder, je ne voulais pas surprendre la honte sur son visage. Je me retournai de manière à être allongé sur le dos, les yeux levés vers le ciel éclairé par les lunes, comme elle.
— J’avais dix ans, reprit-elle doucement. J’étais dans un village inconnu, complètement terrorisée. Ils m’ont donné du vin, un vin très fort, et la peur a commencé à me quitter. Puis ils se sont mis à me toucher. Ils m’ont dit ce que je devais faire et, quand je regimbais, ils me faisaient boire. Au bout d’un moment, je ne savais plus où j’étais, ni qui j’étais, ni ce que je faisais.
— Non ! m’écriai-je. C’est monstrueux ! On ne traiterait pas un animal de la sorte !
Pour ne pas l’embarrasser, je continuai à regarder en l’air au lieu de me tourner vers elle, et, comme elle, je parlai au ciel, de sorte qu’on eût dit une conversation entre deux êtres désincarnés.
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