— Grycindil m’a dit la même chose.
— Comme il se doit.
Elle me regarda droit dans les yeux pendant un long moment. Puis elle se retourna et s’éloigna.
Cette nuit-là, autour du feu de bivouac, Jaif chanta le Chant des Cimes, Ais et Tenilda firent une musique délicieuse en frappant deux baguettes l’une contre l’autre et Naxa nous conta une longue fable comique, compliquée et étonnamment perverse qu’il affirmait avoir trouvée dans un manuscrit remontant à cinq mille ans et traitant des amours des dieux avec les singes de rocher. Bien que notre journée de marche eût été totalement infructueuse, nous étions, ce soir-là, d’humeur étrangement joyeuse.
Quand Naxa eut terminé son histoire, je fis le tour du feu pour aller voir Muurmut qui était assis entre Talbol et Seppil.
— Pouvons-nous parler ? lui dis-je.
— Je ne sais pas. À ton avis ?
— Doucement, Muurmut. Nous avons passé une soirée trop agréable pour tout gâcher maintenant.
— C’est toi qui viens me voir, Crookleg. Moi, je n’ai rien à te dire.
Je l’aurais jeté avec plaisir dans la rivière, mais je parvins à me contenir et vis du coin de l’œil Grycindil qui nous observait de loin.
— Je te dois des excuses, Muurmut.
Son visage exprima un mélange de stupéfaction et de méfiance.
— Des excuses ? fit-il. Pour quoi ?
— Pour certains reproches que je t’ai faits quand tu es revenu, après avoir essayé de rattraper Min.
— Où veux-tu en venir, Poilar ? demanda-t-il sans masquer sa suspicion.
Je pris une longue inspiration. Et je lui expliquai que, s’il me l’avait demandé, je ne l’aurais jamais autorisé à partir à la recherche de Min, mais que j’avais eu tort de l’accuser de désobéissance, car il avait cédé à une impulsion et s’était élancé sans prendre le temps de me demander la permission. J’ajoutai qu’il ne peut y avoir désobéissance sans refus de permission.
Il écouta mes subtilités de langage d’un air sceptique et ne répondit rien.
— De plus, repris-je, je t’ai dit sur le moment que tu avais eu tort de te lancer à sa poursuite. Mais maintenant je me rends compte que tu as fait ce qu’il fallait. S’il y avait eu la moindre chance de trouver Min et de la ramener, cela valait la peine d’essayer.
À l’évidence, Muurmut ne s’attendait pas à m’entendre tenir de tels propos. D’ailleurs, je n’en revenais pas moi-même. Il continuait à me regarder avec étonnement, comme s’il pesait mes mots pour y découvrir quelque raillerie cachée. Mais il n’y en avait pas et il semblait avoir du mal à l’accepter. Seppil et Talbol échangeaient des regards ahuris. Je vis Grycindil s’avancer vers nous en souriant.
— Eh bien… commença Muurmut.
Mais il s’interrompit, ne sachant que dire.
— Je t’ai parlé trop durement ce jour-là, poursuivis-je. Je le regrette. Je tenais donc à te dire que je pense maintenant que tu as eu raison de partir à la recherche de Min. Et que tu as été très courageux d’y aller seul.
— Eh bien, répéta-t-il, presque muet d’étonnement. Eh bien, Poilar, dans ce cas…
Jamais il ne m’avait vu me comporter ainsi. Ni lui ni personne. Et il n’était pas du tout sûr de ce qu’il fallait en penser. Une partie de lui devait encore redouter que je sois en train de lui tendre un piège afin de lui infliger une nouvelle humiliation.
Je le regardai au fond des yeux. C’était très difficile pour moi, mais j’étais résolu à aller jusqu’au bout.
— Alors, Muurmut ? Acceptes-tu mes excuses, oui ou non ?
— Si elles sont sincères, oui, je les accepte. Pourquoi ne le ferais-je pas ? Mais je dois avouer que je ne comprends pas pourquoi tu te donnes cette peine.
— Parce que nous avons déjà gaspillé beaucoup trop d’énergie à nous haïr, Muurmut. Et nous aurons besoin de toute celle dont nous disposons.
Il n’y avait guère de chaleur dans ma voix, pas du tout dans mes yeux. Il m’était vraiment pénible de me forcer à m’aplatir ainsi devant lui. Mais je parvins à lui tendre la main.
— Pouvons-nous mettre un terme à nos chamailleries ?
— Tu renonces donc à ton autorité pour me la transmettre ? demanda-t-il avec froideur.
Je faillis encore une fois le pousser dans la rivière, mais je serrai les dents.
— Nos compagnons de Pèlerinage m’ont choisi comme chef en m’accordant leurs suffrages, dis-je en m’efforçant de parler aussi calmement que possible. S’ils veulent me désavouer, libre à eux de le faire. Mais il n’est pas dans mon intention de me démettre. Je te demande de reconnaître de bonne grâce mon autorité sur ce Pèlerinage, Muurmut. En échange, je te promets de renoncer à la froideur que je t’ai témoignée et de te prendre parmi mes conseillers.
— Tu veux que nous soyons amis ? demanda-t-il d’un ton incrédule.
— Disons plutôt alliés. Des compagnons de Pèlerinage qui œuvrent ensemble pour le bien commun.
— Eh bien…
Grycindil, qui se tenait maintenant à ses côtés, lui donna un grand coup de pied. Il lui lança un regard furibond, puis se leva et déplia sa longue carcasse, me dominant de la tête, car il était très grand. J’avais gardé la main tendue. Il la prit, mais avec une expression bizarre et d’un air contraint.
— Soit, dit-il. Des alliés. Des compagnons de Pèlerinage. Bon, d’accord, Poilar. Des Pèlerins unis dans une œuvre commune.
Ce n’était pas la plus affectueuse des réconciliations, mais il fallait s’en contenter. Je décidai de prendre discrètement Muurmut à part dès le lendemain et de lui demander s’il avait une idée de la direction à suivre pour quitter la vallée des ruisseaux.
Tandis que je regagnais mon côté du feu, Grycindil se porta à ma hauteur pour me murmurer quelques mots de remerciement. Je hochai la tête sans m’arrêter. Je venais de passer un moment très désagréable. Je l’avais fait comme on laisse appliquer un cautère sur une plaie profonde : parce qu’il n’y a pas d’autre remède.
Cette nuit-là, toutes les lunes étaient au firmament. Une clarté si vive aurait pu empêcher n’importe qui de dormir, mais ce n’était pas la lumière qui me tenait éveillé. Après ma petite conversation avec Muurmut, j’étais absolument incapable de trouver le sommeil et des pensées bouillonnantes se bousculaient dans mon esprit. Je me tournai et me retournai pendant un temps qui me sembla durer plusieurs heures, en me demandant si je n’avais pas détruit mon autorité par mon empressement à faire un geste de conciliation que d’aucuns pourraient prendre pour de la lâcheté ou, au mieux, un manque de fermeté d’âme.
Je me répétai qu’un chef a tout à gagner en se montrant magnanime. Qu’il était plus sage de neutraliser Muurmut et de le désarmer par la douceur plutôt que de laisser la rage continuer à couver dans son cœur.
Mais aucune de ces belles pensées philosophiques ne m’aidait à trouver le sommeil. J’étais comme un poing serré, incapable de se détendre. Enfin vint le moment où je ne pus plus supporter de rester allongé. Je me glissai hors de mon sac de couchage et descendis au bord du ruisseau pour me passer de l’eau sur le visage.
Les autres dormaient, éparpillés autour du feu, tous sauf Kilarion et Malti qui étaient de garde. Eux-mêmes avaient l’air assoupis. Quand je passai devant eux, ils me saluèrent d’une molle inclination de tête et je les enviai d’être si près du sommeil.
En regardant sur l’autre rive du ruisseau, je vis Hendy qui, selon son habitude, s’était installée à l’écart. J’avais attiré plusieurs fois son attention sur les risques qu’il y avait à rester loin des autres, mais elle continuait à n’en faire qu’à sa tête et j’avais fini par renoncer à lui faire entendre raison.
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