Puis nous perçûmes des sortes de grattements et Muurmut apparut au sommet du monticule, le visage empourpré, couvert de poussière et ruisselant de sueur. Nous le regardâmes en silence redescendre vers nous et boire à longs traits l’eau du flacon que Grycindil lui avait tendu.
— Alors ? dis-je enfin en rompant le silence.
— Elle est partie.
— Morte ?
— Non, ce n’est pas ce que je veux dire. Elle est partie. Je suis descendu jusqu’à l’endroit où le sentier fait des lacets et j’ai regardé par-dessus le bord du précipice. Je l’ai vue, loin en contrebas, qui dévalait la pente. Elle courait. De l’endroit où j’étais, elle ne paraissait pas plus grosse qu’une poupée. Je l’ai appelée et je crois qu’elle m’a entendu ; peut-être m’a-t-elle répondu, mais sa voix a été emportée par le vent. Et elle ne s’est pas arrêtée. Elle courait à perdre haleine en direction du plateau, comme s’il n’y avait pas de plus bel endroit au monde. Elle courait vers les Fondus.
— Les autres Fondus, glissa Hendy. Elle est des leurs maintenant.
Je réprimai un frisson. Mais je savais qu’Hendy était dans le vrai. Min était perdue pour nous. Même si Muurmut avait réussi à la rattraper, il aurait été obligé de la ramener de force et elle ne serait pas restée longtemps parmi nous.
C’est ainsi que nous eûmes notre premier transfuge passant aux Royaumes du Mur ; le premier de ceux que nous serions amenés à baptiser les Transformés, ceux qui cédaient à la volonté de la montagne et s’abandonnaient entièrement au pouvoir du feu du changement. Je murmurai une prière pour Min, où qu’elle fût et quoi qu’elle fût destinée à devenir.
Muurmut demanda un autre flacon d’eau. Il avait dû dépenser une énergie folle dans sa vaine poursuite. Il but longuement. Puis il regarda tout le monde en souriant et en bombant le torse d’un air avantageux. Il était à l’évidence infiniment satisfait d’avoir mené à bien sa course solitaire et attendait de nous tous que nous partagions cette satisfaction.
Je sentis qu’il fallait lui rabattre le caquet.
— Je ne veux plus que quiconque se lance seul dans une expédition de ce genre, déclarai-je en me tournant vers lui.
— Quoi ? s’écria Muurmut en me lançant un regard chargé d’une haine sans mélange.
— Ce que Min a fait est attristant et déplorable, Muurmut. Nous la soutenons tous de tout notre cœur, mais tu as eu grand tort de partir à sa recherche. Tu n’avais aucune chance ni de la rattraper ni de la ramener. Et nous avons perdu un temps précieux à t’attendre. La seule chose qui importe est d’aller de l’avant… de l’avant, toujours de l’avant.
L’aigreur et l’hostilité se peignirent sur son visage.
— Je sais au moins aussi bien que toi ce qui est bien et ce qui ne l’est pas, Poilar. Si je n’avais pas tenté de la ramener, je n’aurais jamais eu la conscience en repos. Occupe-toi de tes affaires et laisse-moi tranquille.
Sur ce, il cracha sur le monticule de pierres et s’éloigna, Grycindil à son bras.
J’entendis de-ci de-là des murmures, assez nombreux, dirigés contre moi. Pour la première fois, certains prenaient fait et cause pour Muurmut. Pour eux, il avait fait montre d’intrépidité et d’héroïsme en se lançant à la poursuite de Min. On ne pouvait le nier, mais son acte n’en avait pas moins été de la folie. Le problème était que je semblais être le seul à le comprendre.
Nous poursuivîmes l’ascension, la pluie cessa et le temps se radoucit, sans retrouver, et de loin, la chaleur que nous avions connue au pied du Mur. Un abrupt nous obligea une nouvelle fois à bifurquer vers une vallée intérieure. Nous découvrîmes en nous y engageant un monde caché de prairies et de collines luxuriantes, aussi verdoyant et plaisant à l’œil que le plateau avait été sec et sinistre.
Ce jardin secret, niché dans l’immensité du Mur, nous apporta beaucoup de plaisir, mais ralentit notre progression. C’était une sorte de vaste cuvette dont les bords montaient en pente douce, mais qui s’étendait dans l’ensemble en terrain plat. Tout autour de nous se dressaient de hautes murailles de pierre d’un rouge vif, striées de bandes d’un noir luisant. C’est sur l’une de ces parois que se trouvait le chemin qui nous permettrait de continuer vers le Sommet ; mais nous ne savions pas laquelle ni comment l’atteindre. Pendant plusieurs jours, nous traversâmes cette vallée de ruisseaux et d’herbe grasse sans savoir si nous allions dans la bonne direction.
Je sentais qu’il y avait de la rébellion dans l’air. Je doutais fort que l’un de nous eût une idée plus précise que moi de la route à suivre ; mais je n’en avais pour ma part aucune idée. Or, j’étais le chef et un chef doit commander. Les autres attendent de lui qu’il dispense force et sagesse. Malheur à lui s’il n’est pas capable de les leur apporter.
Depuis notre entrée dans la vallée, Muurmut gardait le silence. Il aurait pu dire : « Poilar ne sait pas où il nous conduit », ou bien : « Poilar a protesté quand j’ai consacré une heure à tenter de rattraper Min, mais maintenant ce sont des journées entières qu’il nous fait perdre au milieu de ces cours d’eau », ou encore : « Si Poilar ignore où il faut aller, peut-être quelqu’un d’autre le sait-il. » Mais il ne disait rien de tout cela, du moins pas en ma présence. Je savais pourtant que c’est ce qu’il pensait. Je le voyais dans ses yeux, dans sa moue suffisante, dans sa démarche trop assurée.
Je refusais de lui donner la satisfaction de prendre son avis. Je consultais fréquemment Traiben, cela va sans dire, mais aussi Kath, Jaif, Naxa et Kilarion. Ils avaient tous une qualité précieuse, que ce soit l’intelligence de Traiben, le fonds de connaissances de Naxa, la finesse de Kath, l’intuition de Kilarion ou bien le dévouement à toute épreuve de Jaif, qui me donnait à penser qu’ils pouvaient m’aider à trouver notre route. Le seul que je ne consultais jamais était Muurmut. Peut-être trouvera-t-on cela mesquin de ma part, mais il m’avait mis des bâtons dans les roues depuis le début, il avait critiqué, grogné, plastronné, suscité des difficultés, et je n’étais aucunement disposé à lui faire confiance.
Je le voyais m’observer de loin. Il avait l’air nerveux et irrité en permanence. Il attendait assurément le moment de libérer des flots de sarcasmes et d’insinuations malveillantes, mais se murait encore dans son silence.
Pas plus que moi, aucun de ceux que je consultai n’avait été capable de proposer un moyen de découvrir le bon chemin. Nous continuâmes donc à errer, tombant de loin en loin, au hasard de notre route, sur les traces de notre propre passage dans une prairie ou sur les vestiges d’un de nos récents campements. Nous étions tous comme des enfants – peut-être devrais-je plutôt dire comme des rêveurs essayant de retrouver leur chemin dans un monde inconnu. On nous avait envoyés à l’assaut du Mur sans nous donner la plus petite idée des réalités que nous aurions à affronter. Tout au long de nos années de formation, l’enseignement de nos Maîtres n’avait été qu’un tissu de suppositions, de légendes et d’inepties et, si nous nous trouvions maintenant en difficulté, il n’y avait pas à s’en étonner.
Un jour, en fin d’après-midi, Grycindil vint me trouver tandis que nous préparions notre bivouac sur un tapis de mousse, au bord d’un ruisseau à l’eau limpide, après une longue journée de marche inutile. Le crépuscule commençait juste à tomber et deux des lunes venaient d’apparaître dans le ciel.
— Tu sais, Poilar, me dit-elle, c’est une situation très difficile pour Muurmut.
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