Au-dessus d’Hithiat commence le territoire des fantômes, là où – c’est du moins ce que l’on nous avait enseigné – certaines Maisons de notre village étaient établies en des temps reculés, jusqu’à ce qu’elles s’attirent le courroux des dieux et soient contraintes d’abandonner les lieux. Pendant notre formation, nos professeurs nous avaient fait un récit sommaire de ce qui s’était passé à l’époque ; la partie de la montagne où vivait jadis ce peuple était devenue d’année en année plus inhospitalière et, peu à peu, les conditions de vie se faisant de plus en plus rudes, les habitants avaient dû quitter le pays pour aller s’installer plus bas, jusqu’à ce que plus personne ne reste sur les flancs de la montagne et que notre race soit entièrement confinée dans la vallée des basses terres. Mais nous n’étions pas prêts à trouver un endroit aussi mort ni d’apparence aussi étrange. Seul Kilarion savait à quoi s’attendre, mais je pense qu’il avait oublié à quel point le décor était effroyable.
La route était défoncée et périlleuse. Au moins, c’était une route ; un luxe qui, par la suite, nous serait refusé. Mais les pavés fissurés, éclatés, se soulevaient obliquement, de sorte qu’à certains endroits il eût mieux valu qu’il n’y en ait pas du tout. Il nous fallut franchir plus d’un passage où le sol était raviné par des cours d’eau impétueux et où les pavés, suspendus au-dessus du vide, semblaient près de s’effondrer sous nos pieds et à nous précipiter dans un abîme. Il nous fallait alors attacher des crampons à des cordes que nous lancions de l’autre côté et qui, une fois fixés dans le sol, nous permettaient de franchir l’obstacle en nous agrippant prudemment aux cordes. Certains tremblaient de terreur à chaque pas. Mais la fragile chaussée tenait bon.
L’air aussi avait changé. Nous avions cru qu’il deviendrait plus frais à mesure que nous montions, mais, dans cette région, il était étrangement chaud, humide, bien plus que par la journée la plus chaude dans les basses terres. Il ne pleuvait pas, mais des jets tourbillonnants de vapeur s’échappaient bruyamment d’orifices percés dans les flancs de la montagne. La vapeur avait une odeur aigre, sulfureuse, qui envahissait l’atmosphère, comme Kilarion nous l’avait annoncé. Tout était pourriture et moisissure. Des spores pâles flottaient dans l’air. Le paysage tout entier était recouvert d’une dense végétation fongique qui proliférait partout. Il n’y avait pas moyen de l’éviter et nous avancions en titubant, car elle s’enroulait autour de nos jambes, nous étouffait et nous faisait éternuer. Les arbres étaient enveloppés dans d’épais linceuls de champignons blancs que le vent faisait frémir de telle sorte que c’étaient les arbres qui donnaient l’impression de trembler. On eût dit des fantômes d’arbres. Même les rochers étaient couverts d’une mousse spectrale. Leur surface frissonnait comme une matière vivante ou une matière morte qui ne pouvait rester inerte. Je croyais comprendre ce que Kilarion avait voulu dire lorsqu’il nous avait affirmé que tout remuait partout.
Le Mur lui-même semblait attaqué par la pourriture. Quand on y posait le bout des doigts, il s’effritait, tellement la roche était devenue friable. Il y avait des grottes partout, certaines très profondes, cavités obscures et mystérieuses menant aux entrailles de la gigantesque montagne. Nous jetions un coup d’œil à l’intérieur, mais, comme il nous était impossible de distinguer quoi que ce soit, nous renoncions à les explorer.
De petits cailloux dévalaient les pentes en permanence et parfois des pierres de plus grande taille qui s’étaient détachées du sol. De temps en temps nous levions la tête quand un roulement sourd se faisait entendre et des fragments de rochers plus gros que notre tête dégringolaient en rebondissant sans fin. Certains passaient vraiment tout près. Ces éboulements se poursuivaient sans cesse, une perte continue de substance de la montagne, de sorte que je me pris à imaginer que Kosa Saag devait avoir été dix fois plus grande un million d’années auparavant et que, dans un million d’années, sa masse énorme se serait réduite à quelque chose de la taille d’un bâton.
C’est une bonne heure après avoir quitté Hithiat que nous rencontrâmes les premiers fantômes.
Nous avions quitté l’étroit passage à flanc de montagne pour nous engager sur un large replat, presque un plateau, mais un léger sentiment d’effort indiquait que nous ne cessions de monter à chaque pas. Nous atteignîmes enfin la borne de Varhad, la dernière de la série. Effritée, dégradée par les intempéries, il n’en subsistait qu’un fragment de pierre noire sur la surface moussue de laquelle apparaissaient quelques lettres à peine lisibles.
À cette altitude, l’air était plus lourd et humide que jamais et l’odeur était abominable. Nous découvrîmes dans les brumes des terrains rocailleux qui s’étendaient à notre gauche les ruines des villages abandonnés. Les anciens habitants de la région vivaient dans des huttes étroites et pointues, faites de longues plaques de pierre rose enfoncées obliquement dans le sol et coiffées de chaume. Il ne restait du toit de chaume depuis longtemps décomposé que quelques tiges décolorées et les pierres aux formes irrégulières étaient festonnées de linceuls de champignons blancs. Ces constructions branlantes étaient disposées en groupes de dix ou quinze, distants de quelques centaines de pas les uns des autres. Le spectacle était effrayant : délabrées, désolées, sinistres, elles évoquaient des monuments funéraires. Nous avions véritablement l’impression d’avoir pénétré dans un village de morts.
— C’est là que sont les fantômes, nous annonça Kilarion.
Il n’y avait pas de fantômes en vue, mais Kilarion s’obstina, le visage empourpré, quand Naxa le Scribe et Kath l’Avocat le raillèrent en l’accusant de raconter des histoires. Son corps commença à onduler tandis que la fureur montait en lui. Son visage devint rebondi et mafflu, son cou commença à rentrer dans ses épaules. La discussion se fit de plus en plus vive et, d’un seul coup, Kilarion saisit le petit Kath, le prit sous son bras comme un paquet de linge sale et s’élança avec lui vers le bord de l’escarpement, comme s’il avait l’intention de le précipiter dans le vide. Kath hurlait comme un animal que l’on mène à l’abattoir. Tout le monde se mit à pousser des cris angoissés, mais seule Galli était en mesure d’arrêter Kilarion. Quand il passa près d’elle, elle le saisit par son bras libre et le fit pivoter en tirant de toutes ses forces, de sorte qu’il lâcha Kath et fut projeté contre une hutte en ruine toute proche. Le choc fut si violent que l’assemblage instable de plaques de pierre s’effondra.
Une demi-douzaine d’étranges créatures blafardes se terraient dans la hutte. Elles en sortirent, terrifiées, et commencèrent à bondir frénétiquement en tous sens, décrivant de grands cercles et battant l’air de leurs bras comme des oiseaux. Elles donnaient l’impression de chercher à fuir en prenant leur envol, mais elles n’avaient que des bras, pas des ailes.
— Voilà les fantômes ! s’écria quelqu’un. Les fantômes ! Les fantômes !
Je n’avais jamais rien vu d’aussi hideux. Ils avaient une forme humaine, mais très mince et allongée, et ressemblaient plus à des squelettes vivants qu’à des hommes en chair et en os. De la tête aux pieds, ils étaient couverts de filaments blancs de la végétation fongique qui infestait toute la région. Ils étaient mêlés à leurs cheveux, couraient le long de leurs membres comme des vêtements, sortaient par touffes de leur bouche, de leurs oreilles et de leurs narines. À chaque mouvement, ils soulevaient des nuages de spores qui nous obligèrent à reculer précipitamment, dans la crainte d’en respirer et d’être contaminés par leur horrible production.
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