— Allons-y, dis-je.
C’est ainsi que nous prîmes la route du pays des rêves, du lieu de tous les secrets, de la montagne des dieux.
Pas après pas, pas après pas. Poser un pied, puis l’autre, c’est ainsi que l’on grimpe. De tous côtés, nous parvenaient des cris d’encouragement, des vivats et le fracas joyeux de la musique. Il y avait même des acclamations qui venaient de derrière nous où, comme le voulait la tradition, les candidats qui n’étaient pas allés jusqu’au bout nous suivaient humblement en portant nos bagages. Je me retournai une seule fois et découvris leur foule innombrable. Ils étaient plusieurs milliers. Dans leurs yeux brillait le reflet de notre gloire. Pourquoi n’y avait-il ni amertume ni envie chez ces milliers de postulants dont la candidature n’avait pas été retenue ? Nous n’étions qu’une poignée à avoir décroché le gros lot dont ils avaient rêvé.
Tout le monde connaît le bas de la route. Les vieux pavés blancs dont elle est revêtue sont lisses et larges, et la palissade qui la borde est hérissée de bannières jaunes. En prenant soin de ne fouler que le tapis d’honneur doré, nous traversâmes le cœur de la ville en suivant la route jusqu’à l’endroit où elle descend légèrement avant de remonter en pente raide. Puis nous atteignîmes la Porte Roshten où les gardes nous saluèrent et, l’un après l’autre, nous posâmes la main sur la borne de Roshten pour marquer notre départ du village et le véritable commencement de l’ascension. J’ouvrais toujours la marche, mais, comme nous avions rompu notre stricte formation de départ, Kilarion, Jaif et quelques autres s’étaient portés à ma hauteur. Nous n’en étions qu’au tout début de la montée, mais l’air semblait déjà plus frais.
Devant nous, Kosa Saag bouchait tout le ciel.
Quand on est sur ses flancs, c’est à peine si on se rend compte que c’est une montagne. Elle devient le monde entier. On n’a aucune notion de sa hauteur. C’est simplement un mur, le Mur, qui se dresse entre nous et les régions inconnues qui se trouvent de l’autre côté. Au bout d’un certain temps, on cesse d’y penser comme à quelque chose de vertical. Elle se déroule comme une longue route sinueuse, interminable, qui, en général n’est pas aussi abrupte qu’on aurait pu le penser et on la gravit un pas après l’autre, sans songer à ce qui nous attend plus haut, car on sait que si on pense à autre chose qu’au pas suivant, à la rigueur à celui d’après, on ne pourra que devenir fou.
Nous laissâmes rapidement derrière nous les bornes que nous connaissions tous : Ashten, Glay, Hespen, Sennt. Tous sans exception nous étions montés jusque-là, un jour ou l’autre, à l’occasion d’une des fêtes où le Mur est ouvert au public pour les cérémonies sacrées organisées en l’honneur de Celui Qui Grimpa, et nous y étions probablement tous montés en cachette, comme je l’avais fait avec Galli. À chaque borne, il fallait dire une petite prière, car chacune est dédiée à un dieu particulier. Mais notre halte était aussi brève que possible et nous reprenions la route dès la fin de l’oraison. Chemin faisant, je me tournai vers Galli et elle me sourit, comme pour me faire comprendre qu’elle aussi se souvenait de ce jour où, encore adolescents, nous étions montés jusque-là et où nous avions accompli les Changements sur un lit de mousse, derrière Hithiat. En repensant à cette aventure, je retrouvai le souvenir des seins de Galli au creux de mes mains, celui de sa langue agile dans ma bouche et je me demandai si elle accepterait, la nuit venue, au campement, d’accomplir avec moi quelques Changements. Mes dernières relations sexuelles remontaient à six mois et, dans la disposition où j’étais, j’aurais pu accomplir des Changements avec les vingt femmes du Pèlerinage sans m’arrêter pour reprendre mon souffle.
Mais il fallait d’abord continuer à grimper pendant un certain temps.
La montée était aisée, le paysage familier. Dans sa portion menant à Hithiat, la route du Mur est bien entretenue, la pente reste douce, pour une route de montagne, et, comme je l’ai déjà dit, nous l’avions déjà suivie à de nombreuses reprises. Nous avancions d’un bon pas en riant et plaisantant, faisant de loin en loin une halte aux points de vue jalonnant la route pour regarder en contrebas le village qui, chaque fois, rapetissait. Si les rires étaient parfois un peu plus bruyants que les plaisanteries ne le méritaient, il fallait nous comprendre ; nous étions excités, impatients et l’air de la montagne, déjà plus pur, moins lourd que celui du village, avait un effet euphorisant. Je me rappelle qu’une des femmes, je crois que c’était Grycindil la Tisserande ou bien Stum des Charpentiers, se porta à ma hauteur.
— Imagine qu’ils nous aient menti et que la montée soit aussi facile jusqu’en haut ! me lança-t-elle avec entrain. Imagine qu’on atteigne le Sommet demain, dans la journée ! Ce serait merveilleux, Poilar !
Je m’étais posé les mêmes questions. Est-ce que la montée allait se poursuivre aussi aisément jusqu’au Sommet ? Est-ce que les choses n’allaient pas devenir beaucoup plus difficiles ?
— Bien sûr, répondis-je, ce serait merveilleux.
Et nous partîmes d’un grand rire, un de ces rires forcés derrière lesquels nous avions pris l’habitude de cacher nos craintes. Mais je savais en mon for intérieur que la route n’allait pas tarder à devenir beaucoup plus pénible et que nous découvririons très vraisemblablement au bout de quelques jours qu’il n’y avait plus de route du tout, plus rien que la paroi abrupte et dénudée du Mur qu’il nous faudrait escalader dans des souffrances extrêmes. Et je crois qu’elle le savait aussi.
À la borne de Denbail eut lieu la remise de notre équipement par nos porteurs. Nous nous arrêtâmes juste au bord du tapis de cérémonie et les candidats malheureux qui avaient transporté notre barda jusque-là tendirent les bras pour nous le remettre, car il leur était interdit de poser le pied sur les pavés non recouverts des côtés de la route. Mon bagage avait été porté par une femme des Jongleurs du nom de Streltsa, avec qui je m’étais accouplé une ou deux fois par le passé. Comme elle se tenait à une certaine distance du bord du tapis, elle se pencha très loin en avant pour me le passer, mais, au moment où j’allais le saisir, elle le retira en riant et il me fallut étendre gauchement les bras. Ma jambe se déroba sous moi et je commençai à basculer en avant, mais je parvins à éviter la chute. Tandis que je cherchais à reprendre mon équilibre, elle me saisit de la main gauche et m’attira vers elle pour me mordre dans le cou, jusqu’au sang.
— Pour te porter bonheur ! lança-t-elle avec le regard égaré d’une droguée.
À l’évidence, elle avait pris du gaith.
Je crachai sur elle. Elle m’avait obligé à remettre les pieds sur le tapis, ce qui ne portait assurément pas bonheur. Mais Streltsa ne fit qu’en rire et m’envoyant un baiser du bout des doigts. Je lui arrachai mon bagage des mains et elle m’envoya un autre baiser. Puis elle plongea le bras dans son corsage et en sortit un objet qu’elle me lança. Dans un mouvement réflexe, je l’attrapai au vol avant qu’il ne tombe.
C’était une petite idole sculptée en os représentant Sandu Sando le Vengeur. Ses yeux verts et brillants étaient deux pierres précieuses et il était en plein Changement, le pénis dressé entre ses cuisses comme une minuscule hachette. Je lançai un regard noir à Streltsa et m’apprêtai à lancer l’idole par-dessus le parapet, mais je me retins en l’entendant pousser un petit cri d’effroi. Je vis qu’elle tremblait. Elle me fit de grands gestes qui signifiaient : Prends-le. Garde-le. J’acquiesçai de la tête en sentant la frayeur se mêler à ma colère. Streltsa pivota sur elle-même et commença à dévaler la route. Une nouvelle flambée de colère monta en moi et je me serais lancé à sa poursuite pour la balancer dans le vide si je n’avais réussi à me maîtriser à temps.
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