Thissa la Sorcière avait suivi toute la scène. Elle tamponna le sang de ma morsure.
— Elle t’aime, murmura Thissa. Elle sait qu’elle ne te reverra jamais.
— Si, elle me reverra, répliquai-je. Et, quand je reviendrai, je l’attacherai nue sur la place et je lui ferai faire tous les Changements avec sa petite saleté d’idole.
Le rouge monta aux joues de Thissa. Elle secoua la tête d’un air horrifié et fit un rapide signe de Sorcier dans ma direction. Puis elle prit le Vengeur dans ma main inerte et le fourra au fond de mon sac.
— Fais bien attention de ne pas le perdre, dit-elle. Il nous protégera tous. Il y a de terribles dangers qui nous attendent.
Et elle m’embrassa pour me calmer, car je tremblais de fureur et de peur mêlées.
Ce n’était pas la meilleure manière de commencer ce voyage.
Nos porteurs avaient maintenant disparu et il ne restait plus que les Quarante. Sans son tapis doré, la route était beaucoup plus inégale qu’à la sortie de la ville. Les pavés, posés depuis une éternité, étaient fendus et bizarrement inclinés en tous sens, et je savais depuis le jour où j’étais venu avec Galli que la surface allait très bientôt devenir encore plus raboteuse. Nos sacs étaient effroyablement lourds ; nous les avions bourrés de nourriture pour plusieurs semaines et y avions fourré tout le matériel de camping que nous nous sentions capables de porter, sachant que nous ne pourrions rien nous procurer pendant l’ascension. Après Denbail, la route fait un crochet dans un repli du mur et, de ce méandre, le village n’est plus visible, ce qui nous donna à tous le sentiment douloureux d’avoir tranché nos dernières attaches avec notre patrie pour prendre notre essor dans le vide du firmament. Mais c’est à partir de la borne d’Hithiat que l’on entrait véritablement dans l’inconnu.
Nous y arrivâmes en fin d’après-midi et nous décidâmes tacitement de nous y arrêter pour réfléchir à ce qu’il convenait de faire.
Le moment était venu de choisir un chef. Tout le monde en avait conscience. On nous avait dit pendant la période de formation qu’il nous faudrait élire un chef dès que nous aurions dépassé Hithiat, sans quoi nous serions comme un serpent à plusieurs têtes, chacune désireuse de suivre la direction qu’elle préférait, incapables de se mettre d’accord entre elles.
Il y eut un moment de gêne, semblable à celui qui avait précédé le Sacrifice du Lien, personne ne sachant très bien comment s’y prendre pour faire ce qu’il était nécessaire de faire. J’avais gardé en mémoire la manière dont Muurmut avait profité de ce moment de flottement pour prendre les choses en main et je n’avais pas l’intention de le laisser recommencer.
— Écoutez, dis-je, j’appartiens à la Maison du Mur. Le Mur est le lieu de ma Maison, un lieu auquel, toute ma vie, j’ai rêvé d’accéder. Suivez-moi et je vous conduirai jusqu’au Sommet.
— Est-ce que tu te proposes comme chef, Bancroche ? lança Muurmut d’un ton qui me fit aussitôt comprendre que j’aurais des difficultés avec lui.
Je répondis par un hochement de tête.
— Je soutiens sa candidature, déclara Traiben.
— Tu es de sa Maison, objecta Muurmut. Tu n’as pas le droit d’appuyer sa candidature.
— Moi, je l’appuie, déclara Jaif le Chanteur.
— Moi aussi, fit Galli qui appartenait à la Maison des Vignerons, celle de Muurmut.
Il se fit un moment de silence.
— Si Poilar peut se proposer, déclara enfin Stapp des Juges, je le fais aussi. Qui appuie ma candidature ? poursuivit-il en faisant du regard le tour de notre petite troupe.
Un ricanement s’éleva.
— Qui appuie ma candidature ? répéta Stapp, le visage gonflé et cramoisi de colère.
— Pourquoi ne l’appuies-tu pas toi-même, Stapp ? lança Kath.
— Pourquoi ne la fermes-tu pas ?
— À qui est-ce que tu dis ça ?
— À toi, répondit Stapp.
Kath leva le bras, sans que son geste fût véritablement menaçant, et Stapp bondit aussitôt vers lui, prêt à en découdre.
Galli le saisit par la taille et le tira en arrière pour lui faire reprendre sa place dans le cercle.
— Le Lien, murmura Thissa, l’air peiné par ce climat de violence. N’oubliez pas le Lien !
— Quelqu’un appuie-t-il la candidature de Stapp ? demandai-je.
Personne ne répondit. Stapp nous tourna le dos et garda les yeux fixés sur le Mur. J’attendis.
— Muurmut, dit enfin Thuiman des Ferronniers.
— Tu appuies la candidature de Muurmut ?
— Oui.
Je m’y attendais.
— Qui d’autre la soutient ?
Seppil des Charpentiers et Talbol des Corroyeurs levèrent la main. Je m’y attendais aussi. Ces trois-là avaient l’esprit particulièrement obtus.
— La candidature de Muurmut est retenue, déclarai-je.
Vous remarquerez que j’avais pris les choses en main dans ces moments précédant l’élection. Je n’étais pas animé de mauvaises intentions. Il est dans ma nature de diriger ; il faut bien que quelqu’un s’en charge, même en l’absence d’un chef désigné.
— Y a-t-il d’autres candidats ? Non, alors, nous passons au vote, ajoutai-je en voyant que personne ne se proposait. Ceux qui sont pour Poilar, faites un pas de ce côté. Ceux qui sont pour Muurmut, faites un pas de l’autre.
Muurmut me lança un regard mauvais.
— Et si nous faisions valoir nos mérites avant de passer au vote, Poilar ?
— Je pense que c’est une bonne idée. Quels sont tes arguments, Muurmut ?
— Pour commencer, j’ai deux jambes bien droites.
C’était facile et je lui aurais flanqué sur-le-champ une volée si je n’avais eu la certitude de tourner plus aisément la situation à mon avantage en me maîtrisant. Je me contentai donc d’un petit sourire, un sourire sans chaleur. Mais Seppil le Charpentier s’esclaffa comme s’il n’avait jamais rien entendu de si drôle de sa vie. Talbol le Corroyeur, qui n’était pas du genre à s’abaisser à de telles mesquineries, se força pour émettre un petit grognement en signe de solidarité avec Muurmut.
— Oui, droites et très jolies, dis-je en regardant les grosses jambes poilues de Muurmut. Si un chef doit penser avec ses jambes, les tiennes sont assurément supérieures aux miennes.
— Un chef doit grimper avec ses jambes.
— Les miennes m’ont déjà mené jusqu’ici, rétorquai-je. Qu’as-tu d’autre à dire en faveur de ta candidature ?
— Je sais commander, répondit Muurmut. Je donne des ordres que les autres acceptent d’exécuter, car ce sont les ordres qui conviennent.
— Bien sûr. Tu dis : « Mettez le raisin dans cette cuve », ou bien : « Pressez les grappes de telle ou telle manière », ou encore : « Versez le moût dans les barriques et laissez le vin se faire. » Ce sont des ordres appropriés, dans le domaine qui est le tien. Mais ils ne te rendent pas apte à diriger un Pèlerinage. La manière dont tu t’es moqué de ma jambe, un défaut dont je ne suis pas responsable, ne montre pas une grande compréhension à l’égard de quelqu’un que tu as fait le serment d’aimer. Qu’en penses-tu, Muurmut ? Et quelqu’un qui manque de compréhension est-il vraiment digne d’être un chef ?
Le regard noir qu’il me lança montrait qu’il m’aurait précipité avec plaisir au pied de la montagne.
— Je n’aurais peut-être pas dû dire cela à propos de ta jambe, reconnut-il. Mais comment feras-tu dans les passages dangereux, Poilar ? Seras-tu capable pendant l’ascension de réfléchir avec lucidité à toutes les choses auxquelles un chef doit penser alors que tu seras gêné à chacun de tes pas par ton infirmité ? Quand les feux du changement commenceront à s’attaquer à nous, seras-tu assez fort pour nous protéger d’eux ?
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