Mais, à l’évidence, ces êtres ne tenaient pas plus que nous à prendre contact. Il ne leur fallut que quelques moments pour surmonter leur terreur, puis ils détalèrent en direction de quelques mamelons qui s’élevaient près de leurs huttes, laissant derrière eux des traînées de spores qui allaient s’amenuisant. Le visage enfoui dans les mains, nous osions à peine respirer.
— Vous voyez ? lança Kilarion au bout d’un moment, quand il nous sembla que nous pouvions baisser les mains sans risque et nous remettre en mouvement. Est-ce que je vous ai menti ? Cet endroit grouille de fantômes. Ce sont les esprits des anciens habitants du village que cette mousse blanche a fait apparaître.
— Et, toi, tu prétends avoir accompli les Changements avec l’un d’eux ? demanda Kath qui s’était remis de sa frayeur. Tu étais donc si lascif dans ta jeunesse pour faire les Changements avec une de ces créatures ? poursuivit-il d’un ton mordant, les joues marbrées par le rouge de la colère.
— Elle n’était qu’en partie un fantôme, répondit Kilarion, l’air penaud. Elle était jeune et très belle, et elle n’avait qu’un tout petit peu de ces champignons blancs.
— Elle devait être belle ! lança Kath avec une ironie acerbe.
Tout le monde s’esclaffa et Kilarion s’empourpra de nouveau. Il foudroya Kath du regard et je me tins prêt à intervenir pour le cas où il ferait une seconde tentative pour le balancer dans le vide. Mais Tenilda des Musiciens lui murmura quelques mots apaisants. Il se contenta de pousser un grognement et se détourna.
Je compris que Kilarion, comme Muurmut, risquait de poser des problèmes. Il avait l’esprit lent, mais était prompt à s’enflammer, une combinaison dangereuse, sans parler de sa force peu commune. Il nous faudrait prendre des précautions avec lui.
Les fantômes que nous avions effrayés nous observaient de loin, à l’abri des mamelons moussus. Mais, dès qu’ils nous voyaient regarder dans leur direction, ils se baissaient craintivement. Nous poursuivîmes notre route.
Nous vîmes un peu plus loin d’autres groupes de huttes en ruine. Toutes étaient enserrées dans un linceul de champignons blancs. Comme tout le reste. Difficile d’imaginer paysage plus lugubre, plus désolé. Les arbres, petits, noueux, presque dépourvus de feuilles, étaient emmaillotés de blanc. De tous côtés, le sol était couvert de larges plaques de champignons morts formant une sorte de croûte blanchâtre qui craquait sous nos pas. Le Mur lui-même, qui, à cet endroit, se dressait assez loin sur notre gauche, avait des reflets blancs comme si la végétation fongique avait également pris possession de grandes portions de la roche.
De loin en loin, nous apercevions d’autres fantômes battant des bras à flanc de colline. Les êtres au corps allongé, à l’apparence de spectres, trop craintifs pour s’approcher de nous, allaient et venaient fébrilement sur les pentes, traînant derrière eux les longs rubans flottants de leur suaire végétal.
— Qui sont ces fantômes, à ton avis ? demandai-je à Traiben. Crois-tu que ce soient des Pèlerins ? Ils ne seraient jamais montés plus haut et, après avoir été infestés par ces champignons, auraient été obligés de rester ici, à l’altitude où les champignons se développent.
— C’est possible, répondit Traiben avec un haussement d’épaules, mais j’en doute. Je pense plutôt que, malgré ce que nos professeurs nous ont enseigné, cette région n’a jamais été abandonnée par les anciens habitants.
— Tu veux dire que les êtres que nous avons vus sont les descendants de ceux qui ont construit ces huttes dans un passé lointain ?
— Oui, c’est ce que je crois. C’étaient probablement de bonnes terres autrefois, jusqu’à ce que les champignons s’y développent et détruisent tout. Au lieu de s’enfuir, ces gens seraient restés et aujourd’hui les champignons font partie de leur organisme. Cela les aide peut-être à rester en vie. Il ne semble pas y avoir grand-chose à manger dans la région.
— Crois-tu qu’ils pénétreront aussi dans notre organisme ? demandai-je en réprimant un frisson.
— C’est peu vraisemblable, sinon il n’y aurait pas de Revenants. Tous les Pèlerins qui gravissent le Mur et en redescendent traversent nécessairement cette région. Mais ils ne sont pas victimes de l’infestation, ajouta-t-il avec un petit sourire sans joie. Je pense quand même que nous devrions envelopper notre visage dans du tissu mouillé afin de nous protéger des spores. Et établir notre campement pour la nuit dans un endroit plus riant.
— En effet, dis-je, cela me paraît plus sage.
Nous hâtâmes le pas pour traverser la contrée ravagée par les champignons, la tête baissée, le visage protégé.
Des fantômes nous suivirent en restant loin derrière nous. Certains d’entre eux, plus hardis que les autres, nous accompagnaient en dansant et virevoltaient en déployant derrière eux leur suaire végétal, mais nous les tenions à distance en leur lançant des pierres. Après ce que nous avions vu et ce que Traiben avait dit, nous redoutions tous ces champignons. Il y en avait partout et il était impossible d’y échapper. Je me demandai si j’en avais déjà attiré dans mes poumons. Peut-être étaient-ils en train de proliférer dans quelque cavité sombre et humide de mon corps, de prendre possession de mon organisme avant de sortir par ma bouche et mes narines. Cette idée me rendit malade et je m’arrêtai au bord de la route pour régurgiter tout ce que contenait mon estomac en priant pour que les spores qui pouvaient m’avoir infesté partent avec le reste.
Avant de quitter le pays des fantômes, nous eûmes une seconde preuve de la véracité des dires de Kilarion. Il nous fut donné de voir un fantôme aussi beau que celui avec lequel il avait prétendu avoir accompli les Changements, le jour où il était monté jusque-là avec son père.
Elle apparut sur une saillie rocheuse, juste au-dessus de nous, et commença à chanter et à fredonner d’une voix frémissante, à donner le frisson. Comme celui de tous ceux de sa race, son corps était mince, avec des membres très allongés, mais elle n’avait sur les seins et les reins qu’une couche très fine de champignons, et son visage était entièrement dégagé. Cette pellicule blanche donnait à son corps un éclat soyeux, satiné et la faisait paraître douce au toucher, extrêmement attirante. Elle avait des yeux dorés, légèrement coupés en amande et ses traits possédaient une étrange pureté. Ce fantôme était véritablement une magnifique créature. Elle articula d’une voix douce et voilée quelques mots inintelligibles et nous fit des signes, comme pour nous inviter à venir danser avec elle.
Je vis Kilarion trembler. Les muscles de son corps puissant roulaient, se soulevaient et les tendons saillaient sur son cou. Il ne la quittait pas des yeux, une expression désespérée dans le regard.
Peut-être était-ce le même fantôme que celui qu’il avait étreint lors de sa première visite. Nul doute qu’elle exerçait encore sur son âme un ascendant magique.
Je lui donnai un grand coup de pied dans la jambe pour détourner son attention et pointai le doigt droit devant nous quand il me fusilla du regard.
— Continue à marcher, Kilarion.
— De quel droit me dis-tu ce que je dois faire ?
— As-tu envie de passer le reste de ta vie dans cet endroit ?
Il grommela quelque chose entre ses dents. Mais il comprit ce que je voulais dire et détourna les yeux avant de se remettre en route.
Au bout d’un moment, je me retournai. La sorcière-fantôme, car il y avait assurément de la sorcière chez elle, continuait à ondoyer en nous faisant des signes. Mais, maintenant, la lumière venant de derrière elle, je discernais le nuage ténu de spores dont était nimbée sa tête ravissante. Elle continua de nous faire des signes jusqu’à ce qu’elle soit hors de vue.
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