Robert Silverberg - Les royaumes du Mur

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Le Mur est une montagne. Géante, redoutable, empilement de ravins, de falaises, de précipices, elle perce les basses couches de l’atmosphère et pointe sa cime vers l’espace.
Le sommet du Mur est presque inaccessible. Pourtant, chaque année, depuis le village de Jospodar situé au pied de la montagne, quarante jeunes hommes et femmes parmi les meilleurs entrepren­nent de le conquérir. Car là-haut, d’après les légendes et de rares témoignages contradictoires, vivent les dieux détenteurs de la sagesse.
Malheureusement, l’épreuve est telle que presque personne n’est revenu pour transmettre cette sagesse, et ceux qui sont redescen­dus avaient perdu la raison.
Poilar Bancroche, qui a rêvé toute sa courte vie de parler avec les dieux, a été choisi pour commander les quarante. Il lui reste à affron­ter les royaumes du Mur comme autant de remparts protégeant le sommet, et à découvrir, peut-être, le secret terrible et poignant des dieux descendus du vide.

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— Je n’ai pas d’infirmité, répliquai-je. Je n’ai qu’une jambe torse.

Et je lui aurais botté les fesses de bon cœur avec cette jambe, mais je parvins à me contenir.

— Pour ce qui est des feux du changement, ajoutai-je, nous ne savons pas encore s’il s’agit d’un mythe ou d’une réalité. S’ils sont bien réels, il appartiendra à chacun de nous d’assurer sa propre protection ; ceux qui seront trop faibles pour résister à cette tentation resteront au bord du chemin et deviendront des monstres pendant que le reste d’entre nous poursuivra sa route vers les dieux. Telle est la Voie, comme je la comprends. As-tu d’autres arguments à faire valoir pour ta candidature, Muurmut ?

— Je pense que nous devrions écouter les tiens.

— Les dieux m’ont choisi pour vous conduire au Sommet, commençai-je d’une voix douce en regardant successivement tous mes compagnons de Pèlerinage. Et vous le savez. Chacun de vous a fait, la même nuit, le même rêve que moi, un rêve dans lequel j’étais désigné. Vous savez que je peux commander, que j’ai l’esprit lucide et que je suis assez robuste pour grimper. Je vous conduirai au Sommet, si vous acceptez de me suivre. Voilà mes qualités. Mais cette discussion a assez duré ; je demande que l’on procède au vote.

— Je suis pour, dit Jaif.

— Moi aussi, fit doucement Thissa.

C’est ainsi que nous votâmes. Muurmut, Seppil et Talbol se placèrent d’un côté, tous les autres rompirent le cercle pour venir vers moi, trois ou quatre très rapidement, quelques autres après un instant d’hésitation et enfin, en se bousculant, tous ceux qui restaient. Même Thuiman, qui avait soutenu Muurmut, le lâcha. Le sort en était jeté. Muurmut ne fit aucun effort pour dissimuler sa fureur. Je crus un instant que la rage allait le pousser à se jeter sur moi et je me préparai à l’affrontement. J’étais prêt à lui faire un croc-en-jambe avec ma patte folle pour le jeter par terre, puis à le prendre par les pieds pour le retourner et enfin à lui écraser le visage contre le sol pierreux jusqu’à ce qu’il fasse acte de soumission.

Mais rien de tout cela ne fut nécessaire. Il ne commit pas l’erreur de lever la main sur moi devant les autres, peut-être à cause de la netteté du résultat du vote. C’est donc à contrecœur qu’il s’avança vers moi, avec les autres, pour me serrer la main. Mais son sourire était faux, sa mine renfrognée et je savais que, si une occasion de m’évincer se présentait, il ne la laisserait pas passer.

— Très bien, dis-je. Je vous remercie de votre soutien, tous autant que vous êtes. Et maintenant, il faut parler de ce qui nous attend. Qui d’entre vous est déjà allé au-delà d’Hithiat ? poursuivis-je en faisant du regard le tour de la petite troupe.

J’entendis quelques rires nerveux. Nous étions tous montés jusqu’ici pendant notre formation et, pour la plupart, pour braver l’interdit, nous nous étions lancés une ou deux fois dans notre jeunesse à l’assaut du Mur, parfois jusqu’à Denbail ou même Hithiat. Mais il ne viendrait à l’esprit d’aucune personne sensée de s’aventurer au-delà d’Hithiat. Je n’attendais pas de réponse affirmative, mais j’avais quand même estimé utile de poser la question.

À mon grand étonnement, je vis Kilarion lever la main.

— Moi, dit-il. Je suis monté à Varhad pour voir les fantômes.

Tous les regards convergèrent sur lui. Le visage du grand costaud ravi de l’attention que lui valait sa vantardise s’éclaira d’un sourire. Puis un rire s’éleva, imité par d’autres, et le visage de Kilarion s’assombrit comme le ciel avant un orage. Une vive tension devint perceptible.

— Continue, dis-je. Tout le monde t’écoute.

— Je suis allé à Varhad. J’ai vu les fantômes et accompli les Changements avec l’un d’eux. Si quelqu’un ne me croit pas, je suis prêt à me battre, ajouta Kilarion en se dressant de toute sa taille, les poings serrés, les yeux passant vivement de l’un à l’autre.

— Personne ne met ta parole en doute, Kilarion. Mais dis-nous quand tout cela s’est passé.

— Quand j’étais petit, avec mon père. Tous les garçons de mon clan montent avec leur père dès qu’ils ont douze ans. Je suis du clan de la Hache. Vous croyez que je vous raconte des histoires ? poursuivit-il en lançant à la ronde un regard encore noir. Attendez un peu et vous verrez ce qui vous attend là-haut !

— C’est ce que nous te demandons de nous raconter, dis-je. Toi, tu le sais, pas nous.

— Eh bien, commença-t-il d’une voix hésitante, brusquement mal à l’aise. Il y a des fantômes. Et des rochers blancs. Les arbres sont… euh ! ils sont très laids.

Il s’interrompit, cherchant ses mots.

— C’est un mauvais lieu, reprit-il. Tout remue sans cesse. Il y a une odeur qui flotte dans l’air.

— Quel genre d’odeur ? demandai-je. Et qu’est-ce que cela veut dire : tout remue.

— Une mauvaise odeur. Et les choses… bougent. Je ne sais pas… Elles bougent, c’est tout.

Pauvre Kilarion au cerveau obtus. Je tournai la tête vers Traiben et le vis en train de réprimer une violente envie de rire. Je lui lançai un regard furieux. Puis je demandai de nouveau à Kilarion à quoi ressemblait Varhad et sa réponse fut aussi floue que la première fois.

— Un mauvais lieu, marmonna-t-il. Un très mauvais lieu.

Il nous fut impossible de tirer autre chose de lui. Ce qu’il avait pu apprendre là-haut ne nous servirait donc jamais. Mais le peu qu’il avait réussi à exprimer suffit pour nous inciter à établir notre premier campement à la hauteur d’Hithiat et à attendre le lendemain matin pour nous lancer plus avant dans les régions inconnues du Mur.

C’est ainsi que je me retrouvai dans le champ couvert de mousse où, de longues années auparavant, nous nous étions donné du plaisir, Galli et moi. Mais, cette nuit-là, il n’y eut pas de Changements malgré tout le désir refoulé qui s’était accumulé en nous au long des six mois passés dans le Pavillon du Pèlerin. Le désir peut parfois devenir si exacerbé qu’il n’est pas de moyen facile de l’exprimer et c’est ce qui nous arriva à tous cette première nuit. Nous avions vécu si longtemps séparément que mettre en si peu de temps un terme à notre continence nous paraissait une difficulté insurmontable. Voilà pourquoi les vingt hommes campèrent d’un côté du champ et les vingt femmes de l’autre. Comme si nous étions encore dans les deux salles séparées du Pavillon du Pèlerin.

Je pense qu’aucun de nous ne dormit très bien cette nuit-là. Du haut de la montagne, nous parvenaient des hululements qui s’achevaient en affreux cris rauques et, à plusieurs reprises, le sol se mit à gronder, comme si Kosa Saag avait décidé de nous projeter d’un mouvement dédaigneux dans la vallée profonde. Une brume glacée comme la mort envahit le campement et s’enroula autour de nous comme un suaire. Au beau milieu de la nuit, je sentis la soif des damnés s’emparer de moi et me levai pour me rendre au bord du petit ruisseau qui traversait notre campement. En m’agenouillant pour boire au clair de lune, je vis dans l’eau le reflet de mon visage tordu, déformé, mais aussi autre chose, un rutilement dans le lit du cours d’eau, pareil à des yeux rouges levés vers moi. J’eus l’impression que c’étaient les yeux de Streltsa, celle qui m’avait mordu à Denbail, et qu’ils versaient des larmes de sang.

Je fis un bond en arrière et marmonnai un chapelet de prières adressées à tous les dieux dont le nom me venait à l’esprit.

Puis mon regard se porta à l’autre bout de la prairie et je vis à travers les nappes de brume l’étrange Hendy marchant au milieu de ses compagnes endormies. Je sentis un désir fugace monter en moi et songeai qu’il serait si bon d’aller à sa rencontre, de lui chanter le chant de l’accouplement et de l’attirer sur le lit de mousse. Mais je n’avais jamais adressé la parole à Hendy, je n’avais entendu personne parler d’un accouplement avec elle et le moment me paraissait mal choisi pour aller à elle dans ce but. J’avais déjà été mordu une fois dans le courant de la journée. Nous nous regardâmes de loin dans la brume et le visage d’Hendy demeura comme la pierre. Au bout d’un moment, je fis demi-tour et regagnai mon sac de couchage. Je m’allongeai sur le dos, sans bouger. La brume se dissipa et les étoiles apparurent. Je me mis à trembler sous leur éclat et posai les mains sur mon membre viril pour le protéger. Bien que les étoiles soient des divinités, elles ne sont pas toutes bienveillantes. On dit que la lumière de certaines étoiles a des vertus magiques, mais que celle de certaines autres est un poison et j’ignorais sous lesquelles j’étais couché cette nuit-là. J’avais hâte de voir le jour se lever. Mon attente me sembla durer mille ans.

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