Soixante-dix était un nombre crucial : il provoquait le Criblage Final, le Criblage Silencieux, à l’issue duquel les Quarante seraient choisis. Nous nous retrouvâmes une fois de plus dans le Champ des Pèlerins, juste une poignée quand, trois ans plus tôt, nous étions plus de quatre mille, et les Maîtres passèrent parmi nous. La caractéristique la plus étrange de ce dernier Criblage était qu’il n’y avait pas de tape sur l’épaule ; trente candidats seraient éliminés, mais ils n’en seraient pas avertis. C’est pour cette raison qu’il était baptisé le Criblage Silencieux. Nous devions rester dans l’ignorance pendant encore six mois, sans savoir si nous étions éliminés ou non, mais en continuant d’endurer toutes les épreuves et les rigueurs de la formation.
— Pourquoi agissent-ils ainsi, à ton avis ? demandai-je à Traiben.
— Parce qu’il y a toujours une possibilité que l’un ou plusieurs des Quarante meurent pendant les derniers mois de la formation et ils peuvent ainsi être remplacés par certains des Trente. Mais les remplaçants, s’il y en a, ne sauront jamais qu’ils n’étaient que remplaçants. Tous ceux qui partent à l’assaut du Mur doivent être persuadés qu’ils étaient parmi les élus.
— Dans ce cas, nous pourrions tous deux être parmi les Trente ?
— Nous sommes dans les Quarante, répondit posément Traiben. La seule chose qui importe maintenant pour nous est de survivre jusqu’à la Fermeture des Portes.
Il ne s’était pas trompé. Le jour du jugement arriva, le douze de Slit, exactement une demi-année avant le départ du nouveau Pèlerinage. À l’aube de ce jour, les Maîtres vinrent nous trouver tandis que nous dormions et réveillèrent quarante d’entre nous, au nombre desquels je me trouvais avec Traiben, pour nous conduire dans le Pavillon du Pèlerin. Nous sûmes alors que nous avions été choisis. Je ne fus pourtant pas plongé dans le ravissement extatique que j’avais imaginé dans mon enfance et n’éprouvai qu’une douce satisfaction. J’avais travaillé trop longtemps et trop dur pour être capable de réagir avec une vive émotion à ma réussite. Une phase de ma vie venait de s’achever, une autre commençait. C’était tout. Dès l’instant où les deux grands vantaux d’osier se seraient refermés sur nous, nous ne verrions plus la lumière du jour ni aucun être humain extérieur à notre groupe jusqu’au dix d’Elgamoir, quand serait donné le départ de notre ascension.
Ce ne fut pas une surprise de constater que Kilarion le Constructeur figurait au nombre des élus. De loin le plus grand et le plus fort de nous tous, il avait l’esprit assez lent, sauf dans l’exercice de son métier, mais il pouvait être utile de l’avoir à ses côtés dans les situations difficiles. La sélection de Jaif le Chanteur me faisait également plaisir, car c’était une nature calme, loyale et sûre. Mais pourquoi les Maîtres avaient-ils distingué le petit Kath, sournois et fuyant, de la Maison des Avocats ? Certes, c’était un beau parleur, mais à quoi de belles phrases pourraient-elles bien servir sur les pentes du Mur ? Et que ferait quelqu’un d’aussi ardent et impulsif que Stapp, de la Maison des Juges, dans un environnement aussi dangereux ? Et Naxa le Scribe, pourquoi l’avait-on choisi ? Il était intelligent, presque autant que Traiben, mais pédant, odieux, et personne ne l’aimait. Et il y en avait quelques autres – Thuiman le Ferronnier, Dorn, de la Maison des Clowns, Navvil le Boucher – de braves garçons, mais sans qualités ni mérites particuliers – sur lesquels je n’aurais probablement pas porté mon choix, si j’avais été un Maître. Et Muurmut, de la Maison des Vignerons, un grand rougeaud têtu, aux opinions tranchées, mais trop impétueux et qui se butait trop souvent, que pourrait-il apporter à notre groupe ? Les paroles que Traiben avait prononcées plusieurs années auparavant étaient encore gravées dans mon esprit. Nous autres, les Pèlerins, n’étions pas nécessairement la fine fleur du village. Certains pouvaient avoir été choisis dans le simple but de se débarrasser d’eux. Et rien ne me permettait de dire que je n’étais pas un de ceux-là.
Pendant la durée du séjour dans le Pavillon du Pèlerin, la coutume voulait que les vingt hommes restent dans une salle et les vingt femmes dans la salle voisine. Ce fut difficile pour moi de demeurer si longtemps sans accouplement. Depuis ma quatorzième année, je n’avais jamais passé plus de quelques jours d’affilée dans la continence et, là, nous étions condamnés à passer une demi-année dans cet état. Mais, après les rigueurs de la formation, la trempe de mon âme était telle que je fus en mesure de le supporter.
Nous n’avions au début pas la moindre idée de l’identité de nos homologues de l’autre sexe. Mais Kath découvrit un trou reliant les deux salles, tout en haut du mur de la réserve obscure, au fond du Pavillon. En faisant monter trois hommes sur les épaules l’un de l’autre, Jaif sur celles de Kilarion et Kath sur celles de Jaif, nous réussîmes à communiquer avec les femmes qui se trouvaient de l’autre côté. C’est ainsi que j’appris que Galli, ma robuste amie, faisait partie de Quarante, de même que la frêle Thissa aux yeux plissés, qui se consacrait à la sorcellerie, et une femme distante et maussade du nom de Hendy, qui me fascinait, car, enlevée dans son enfance par des habitants du village voisin de Tipkeyn, elle n’était revenue qu’à l’âge de quatorze ans. Il y avait encore la douce Tenilda, de la Maison des Musiciens, Stum, de chez les Charpentiers et Min, la Scribe, toutes de vieilles amies, et d’autres, comme Grycindil la Tisserande et Marsiel, de chez les Cultivateurs, que je ne connaissais pas du tout.
Il fallut nous armer de patience. C’était comme la prison. Nous fîmes un certain nombre de choses dont il n’est pas convenable de parler, car seuls ceux qui s’apprêtent à accomplir le Pèlerinage peuvent les connaître. Mais la majeure partie du temps s’écoulait dans l’oisiveté. Telle est la nature du temps passé dans le Pavillon du Pèlerin. C’est essentiellement une période d’attente. Il y avait des agrès que nous utilisions en permanence pour faire de l’exercice. Afin de nous distraire au long des mornes et interminables heures d’attente, nous faisions des suppositions sur la composition des repas qui nous étaient servis deux fois par jour, par d’étroites ouvertures percées dans les portes, mais le menu était toujours le même : gruau, haricots et viande grillée. Il n’y avait jamais de vin pour l’accompagner ni de feuilles de gaith à mâcher.
Nous chantions. Nous tournions en rond comme des fauves en cage. Nous devenions de plus en plus impatients et de plus en plus apathiques.
— C’est la dernière épreuve, expliqua Traiben. Si l’un de nous craque pendant cette période de réclusion, il sera remplacé par l’un des Trente. C’est leur dernière chance de s’assurer que nous sommes dignes d’entreprendre l’ascension.
— Mais si quelqu’un est incorporé maintenant, objectai-je, il saura qu’il n’est qu’un remplaçant. Ce qui fera de lui une sorte de Pèlerin de deuxième classe.
— Je pense que cela ne se produit que très rarement, répondit Traiben.
De fait, tout le monde tint le coup et continua même de s’affermir dans sa résolution tandis que s’écoulaient nos dernières semaines dans le Pavillon du Pèlerin. Aussi impatient que j’aie été de commencer mon Pèlerinage, je me souviens d’avoir atteint simultanément une sorte d’imperturbable sérénité qui me permit de supporter aisément l’attente des derniers jours. Et si l’on me demande comment on peut être en même temps impatient et serein, je ne pourrai donner de réponse satisfaisante, si ce n’est peut-être que seuls ceux qui font partie des Quarante en sont capables. Je finis même par perdre la notion du temps. Tout le monde était comme moi, sauf Naxa qui tenait le compte des jours à sa manière de Scribe et qui nous annonça un matin :
Читать дальше