Mais Thissa me reçut fraîchement. Elle allait et venait dans la boutique d’un air affairé, transportant des objets d’un comptoir à l’autre, comme si elle n’avait pas de temps à me consacrer.
— Il faut que je m’occupe d’un enchantement qui doit être prêt avant la tombée du jour, me dit-elle en détournant les yeux.
— Je t’en prie, Thissa, insistai-je. Je t’en prie ! Sinon, les Maîtres m’élimineront au prochain Criblage !
Je lui caressai la main et enfouis mon visage dans le creux de son épaule. Elle portait une robe fine, légère, liserée de signes ésotériques en fil doré, qui mettait en valeur la ligne de ses épaules et de ses hanches. Je lui dis à quel point j’admirais son corps mince et souple, et comme je trouvais beaux ses yeux ambrés. À l’époque, nous nous étions déjà accouplés plusieurs fois, Thissa et moi, mais elle s’était toujours montrée distante et réticente. Il y avait dans ses étreintes quelque chose d’étrange, une sensation de fourmillement qui, chaque fois, me laissait perplexe, mal à l’aise, quand j’aurais dû être pleinement satisfait. Malgré cela, elle était belle, à sa manière fragile, et je le lui dis.
Elle me demanda de lui épargner les flatteries, comme elle me l’avait si souvent demandé. Mais elle sembla se radoucir quelque peu. À force de cajoleries, je finis par arriver à mes fins et elle prépara le charme qui consistait à mêler son urine à la mienne et à projeter le mélange devant le Pavillon du Pèlerin en prononçant des paroles rituelles. Je savais que ce serait un bon charme. Je ne me trompai pas. Et elle ne voulut pas accepter d’argent en échange.
Après cela, je retrouvai mon optimisme. Tout allait bien pour moi. De ma vie, je ne m’étais jamais senti plus heureux ni plus vigoureux. Ma patte folle n’avait pas d’importance pour la sélection ; elle ne constituait pas un handicap, car, à défaut de grâce j’avais la force, à défaut de vitesse l’agilité et de la confiance pour trois. Traiben faisait encore, lui aussi, partie des candidats, ce qui ne m’étonnait plus, car il s’était énormément endurci et il n’était plus question de le qualifier de mauviette, même s’il me semblait encore assez frêle et se fatiguait rapidement. C’est la flamme brûlant en lui qui lui permettait de tenir. Nous savions tous deux que nous allions survivre et que nos efforts seraient récompensés.
Mais, comme toujours, Traiben avait des moments de bizarrerie.
— Dis-moi, Poilar, me demanda-t-il un jour à brûle-pourpoint, crois-tu vraiment que la vie ait un but ?
Comme chaque fois qu’il posait une question de ce genre, quelques phrases du catéchisme me vinrent instantanément aux lèvres.
— Le but de notre vie est d’aller à la rencontre des dieux qui vivent au Sommet et de leur rendre hommage, comme le Premier Grimpeur nous l’a enseigné. Et aussi d’apprendre des choses utiles de leur bouche, comme Il l’a fait, afin d’enrichir notre peuple à notre retour.
— Mais à quoi bon faire tout cela ?
Le catéchisme ne m’offrait pas de réponse toute prête et sa question me laissa perplexe.
— Eh bien, répondis-je, pour avoir une vie meilleure !
— Et à quoi bon avoir une vie meilleure ?
Je sentis l’irritation monter en moi. Je le repoussai du plat de la main.
— Arrête ce petit jeu ! On dirait un enfant qui ne cesse de demander le pourquoi de toutes choses quand on les lui explique. À quoi bon en effet ? Nous voulons simplement mener une vie meilleure parce que c’est mieux que de mener une vie moins bonne !
— Oui. Oui, bien sûr.
— Pourquoi perds-tu ton temps avec des questions aussi oiseuses, Traiben ?
— Rien n’a de sens, Poilar, répondit-il après un silence. Il suffit de regarder les choses avec attention. Nous disons : « C’est bien », ou « C’est mal », ou encore « Les dieux veulent ceci ou cela », mais qu’en savons-nous ? Pourquoi une chose est-elle bonne ou mauvaise ? Parce que nous l’avons décrété ? Parce que les dieux l’ont décidé ? Comment pouvons-nous le savoir ? Je ne connais personne qui ait jamais entendu leur voix.
— Suffit, Traiben !
Mais quand il était dans ces dispositions, il n’y avait pas moyen de l’arrêter. Il posait inlassablement des questions bizarres, qui ne seraient jamais venues à l’esprit de quiconque, jusqu’à ce qu’il arrive à une conclusion n’ayant en apparence aucun rapport avec ses questions.
— Même si rien n’a de sens, reprit-il, je crois que nous devons quand même continuer à en chercher un. Es-tu d’accord ?
— Oui, Traiben, soupirai-je.
— Voilà pourquoi nous devons gravir le Mur. Parce que nous pensons que telle est la volonté des dieux et que nous espérons apprendre d’eux des connaissances qui amélioreront notre existence.
— Oui, bien sûr. Tu assènes des évidences.
— Mais maintenant j’ai compris qu’il y avait une troisième raison d’entreprendre l’ascension, poursuivit-il, les yeux étincelants. C’est pour tenter de découvrir quelle sorte d’êtres sont les dieux. De quelle manière ils diffèrent de nous et où se situe leur supériorité.
— Et dans quel but veux-tu faire cela ?
— Afin de pouvoir nous-mêmes devenir des dieux.
— Tu veux devenir un dieu, Traiben ?
— Pourquoi pas ? Es-tu satisfait de ta condition ?
— Oui, répondis-je. Très satisfait.
— Et qu’es-tu donc ? Que sommes-nous ?
— Nous sommes les êtres que les dieux ont créés pour faire leur volonté. C’est ce que nous enseignent les livres sacrés. Notre destin est d’être des mortels comme le leur est d’être des dieux. Moi, cela me convient. Pourquoi est-ce que cela ne te convient pas ?
— Parce que… Le jour où je te dirai : « Cela me convient », je commencerai à mourir, Poilar. Je veux savoir ce que je suis. Après quoi, je veux savoir ce que je suis capable de devenir. Et, encore après, je veux le devenir. Je veux progresser continuellement.
Je songeai à mon rêve de l’étoile. Tandis que je me débattais en me tournant et me retournant, je tendais les mains vers le Ciel. Et je me dis que je comprenais un peu le sens des paroles de Traiben ; n’étais-je pas moi-même avide de gravir cette montagne jusqu’à son point le plus élevé, de paraître devant les déités qui en occupent la cime et de me remettre en leur pouvoir afin de devenir plus grand que ce que j’avais été ? Mais il était allé trop loin.
— Non, Traiben, fis-je en secouant la tête. Je ne crois pas que nous puissions devenir des dieux et, personnellement, je n’y tiens pas.
— Tu préfères rester un mortel ?
— Oui. Je suis un mortel, parce que les dieux ont voulu qu’il en soit ainsi.
— Tu devrais réfléchir un peu plus à ces questions, dit Traiben. Ton esprit tourne en rond. Et tes pieds feront de même, si tu n’y prends pas garde.
— Je me demande parfois si tu n’es pas un peu fou, Traiben, dis-je en secouant de nouveau la tête.
— Et moi, répliqua-t-il, je regrette parfois que tu ne le sois pas un peu plus.
Le nombre des candidats encore sur les rangs ne cessait de diminuer. Il se réduisit à cent, puis à quatre-vingt-dix, quatre-vingts et soixante-dix. Ce fut une période bizarre pour ceux d’entre nous qui restaient. Nous étions tous farouchement résolus à faire le Pèlerinage. Ceux qui étaient susceptibles de flancher et de renoncer l’avaient déjà fait, ceux qui étaient trop maladroits ou assez imprudents pour se blesser ou perdre la vie pendant la durée de notre formation avaient déjà disparu. Mais nous qui avions tenu si longtemps, nous étions décidés à aller jusqu’au bout. Une sorte d’étroite camaraderie s’était développée entre nous. Mais nous étions encore trop nombreux et c’est avec une férocité non déguisée que nous considérions chacun de nos très chers camarades, en songeant dans notre for intérieur : Fassent les dieux que tu sois anéanti dès demain, que ton âme s’écoule de ton corps comme un filet d’eau glacée, que tu tombes de la falaise en te brisant les deux jambes, que ton courage t’abandonne définitivement. N’importe quoi, pourvu que tu ne sois plus un obstacle pour moi. Puis nous nous mettions à sourire, car chacun savait que tous les autres lui souhaitaient les mêmes malheurs.
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