C’est ainsi que commença ma période de formation.
Les premiers jours virent l’instauration progressive de la discipline rigoureuse du processus de sélection. On nous répartit en quarante groupes d’une centaine de candidats – nous n’étions pas dans le même, Traiben et moi – et, à compter de ce moment, c’est en groupe que nous passâmes d’une Maison à l’autre pour recevoir notre instruction et passer nos examens. Mais, au début, tout donna l’illusion d’être facile.
On commença par nous demander de présenter dans une courte rédaction les raisons pour lesquelles nous désirions devenir des Pèlerins. Je me souviens presque mot pour mot de celles que je donnai.
1. Parce que je suis convaincu qu’entreprendre le pèlerinage est la plus belle chose que l’on puisse faire. Il est de notre devoir de monter nous présenter devant les dieux, de les adorer et d’apprendre de leur bouche ce qu’ils ont à nous enseigner. De toutes les traditions de notre peuple, c’est la plus noble, la plus sacrée et j’ai toujours eu le désir d’observer nos grandes traditions.
2. Parce que mon père, en son temps, fut aussi un pèlerin et que je crois et espère qu’il vit encore et demeure dans l’un des Royaumes de Kosa Saag. Je ne l’ai pas revu depuis ma petite enfance et je rêve de le retrouver quand je ferai l’ascension du Mur.
3. Parce que, toute ma vie, j’ai gardé les yeux levés vers Kosa Saag, émerveillé par sa majesté, et que je désire maintenant éprouver mon courage contre la montagne et voir si je serai à la hauteur de ce qu’elle exigera de moi.
C’était une bonne rédaction. Elle me permit au moins de passer avec succès le Deuxième Criblage qui élimina quatre-vingt-dix autres candidats. Était-ce à cause de la pauvreté de leur exercice ou pour toute autre raison, je l’ignore, mais je soupçonne que le contenu de la narration n’avait pas une grande importance. La tâche des Maîtres consistait à éliminer progressivement les candidats dans le cours de nos quatre années de préparation pour n’en conserver que quarante et il leur était loisible de saisir n’importe quel prétexte, voire de s’en passer, pour nous rayer de la liste.
Puis vint l’instruction religieuse. On nous fit lire le Livre du Premier Grimpeur, que nous avions naturellement déjà lu mille fois, et raconter l’histoire de sa vie, de son conflit avec les Anciens et de son exil du village, de sa décision d’escalader le Mur, ce qui, à l’époque, n’était pas autorisé, et de ce qu’il avait appris pendant son Pèlerinage sur les sommets. On nous ressassa également les noms des dieux, avec leur apparence et tous leurs attributs, comme si nous devions nécessairement tomber sur eux au détour d’un sentier et être en mesure de les reconnaître et de les saluer dans les formes appropriées. On nous faisait asseoir dans la petite hutte réservée à l’instruction religieuse, comme de petits enfants, tandis qu’un représentant de la Maison des Glorieux levait l’un après l’autre les portraits sacrés et nous scandions les noms : « Kreshe ! Thig ! Sandu Sando ! Selemoy ! » C’était drôle, cette impression de retourner à l’école, car, comme pour tout le monde ou presque, mon éducation s’était achevée avec ma première dizaine d’années. Mais, autant que nous sachions, nous allions réellement rencontrer Thig, Selemoy et Sandu Sando sur les pentes du Mur, et nous écoutions les vieilles histoires si souvent rabâchées. Kreshe avait créé le Monde et l’avait mis à flot sur la Grande Mer ; Thig le Formateur avait plongé la main dans les matières en fusion du Monde nouvellement créé et en avait sorti le Mur, l’étirant aussi haut que possible afin de nous donner un lieu où nous pourrions vivre près des étoiles ; mais, après le péché de nos Premiers Pères, nous avions été précipités du Sommet vers les basses terres par Sandu Sando le Vengeur et on nous avait interdit de remonter avant d’en être dignes. Et tous les autres récits de notre enfance.
Pendant ces premiers jours, il nous fallut encore suivre des cours où on nous enseigna la nature du Mur. Le fait le plus marquant de ces leçons était que l’on semblait en savoir véritablement très peu sur Kosa Saag sur les flancs duquel nous avions pourtant envoyé nos Pèlerins depuis des milliers d’années.
Nos professeurs n’étaient naturellement jamais montés très haut sur les pentes du Mur. Ils s’étaient contentés d’excursions banales dans les zones de villégiature autorisées dominant le village, sans jamais s’aventurer au-delà. Je présume qu’il n’y avait pas à s’en étonner, nos professeurs n’ayant jamais été des Pèlerins. Seuls les Revenants avaient des connaissances de première main sur l’endroit extraordinaire où nous devions nous rendre, mais on ne pouvait attendre d’eux qu’ils fassent quelque chose d’aussi simple, évident et utile que de venir dans nos classes pour nous faire profiter de leur expérience. Ce n’était pas leur genre. J’avais espéré qu’ils feraient une entorse à leur règle de retrait hautain et mystique des choses de ce monde pour nous aider à comprendre ce qui nous attendait, mais mes espoirs furent déçus. Les Revenants ne partageaient rien avec nous, rigoureusement rien. Et nos professeurs, des besogneux de la Maison des Clercs, nous servaient en ânonnant un galimatias où se mêlaient rumeurs, légendes et conjectures, dont l’utilité était nulle ou presque.
« On dit que le Mur est un lieu où la réalité est altérée », déclaraient nos professeurs avec componction. Comment étions-nous censés interpréter cela ? Ils n’avaient pas de réponse. « Sur le Mur, affirmaient-ils doctement, le ciel se trouve parfois au-dessous et le sol au-dessus. Bon, pourquoi pas, mais que fallait-il comprendre ? Ils parlaient gravement de monstres, de démons et de demi-dieux qui nous attendaient au-dessus de la ligne des nuages, dans les innombrables Royaumes du Mur. Ils nous mettaient en garde contre des lacs de feu et des arbres de métal. Ils évoquaient des morts qui marchaient les pieds sens devant derrière et dont les yeux brillaient comme des charbons ardents sur l’arrière de leur crâne. Ils nous permirent de lire le Livre Secret de Maylat Gakkerel, censé être le témoignage trois fois millénaire du seul Revenant autre que le Premier Grimpeur qui eût jamais fait des révélations sur ce qu’il avait vécu pendant l’ascension du Mur. Mais, contrairement au Livre du Premier Grimpeur qui est le récit simple et dépouillé de Son séjour dans la demeure des dieux et le compte rendu de ce qu’ils Lui avaient enseigné, le Livre Secret de Maylat Gakkerel n’était que paraboles poétiques et tarabiscotées, un fatras de détails extravagants écrits dans un style si obscur et si éloigné des langues modernes que le texte était alourdi par des notes et des remarques dix fois plus longues que lui. Rares étaient ceux qui avaient réussi à dépasser une douzaine de pages. J’en ai gardé le souvenir d’une sorte d’accumulation fébrile de descriptions nébuleuses, inintelligibles, des récits à dormir debout de pics se transformant en abîmes, de gouttes de pluie se muant en couteaux, de rochers se mettant à danser et à chanter, de démons projetant furieusement tous leurs membres sur des Pèlerins en train d’accomplir l’ascension, jusqu’à ce qu’il ne reste d’eux que des crânes bondissants, de vieux sages rencontrés en chemin, qui offraient des conseils en s’exprimant uniquement à l’envers. Le Livre Secret tout entier aurait aussi bien pu être écrit à l’envers, pour l’aide qu’il m’apporta.
J’en conclus que ces leçons faisaient simplement partie du Criblage. Elles étaient destinées à nous terrifier en nous montrant qu’aucun des habitants des villages des basses terres n’avait la moindre idée de ce qui attendait ceux qui s’aventuraient sur le Mur. Ce qu’on nous apprenait n’était en réalité qu’un ramassis de fables dépourvues de toute utilité pratique, de sorte qu’au bout de quelques semaines, je cessai d’y prêter attention. D’autres, persuadés que leur vie pouvait dépendre de la manière dont ils s’y retrouveraient dans ce tissu d’inepties, prenaient inlassablement des notes et, au fil des jours, à mesure que contradictions et mystères s’accumulaient, commencèrent à montrer une expression ahurie et hébétée.
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