À côté de lui, accoudée à la balustrade, Ellemir frissonna.
— Ils ont disparu. Il est inutile de rester ici par ce froid.
Elle fit demi-tour et ouvrit la porte du couloir supérieur d’Armida. Lentement, Andrew la suivit.
Il savait que Damon avait raison – ou plus précisément, il avait confiance en Damon – mais cela le tourmentait malgré tout. Depuis plusieurs jours, depuis le moment où il avait décidé que s’il survivait au blizzard, il trouverait Callista et la libérerait, il avait nourri l’espoir de trouver Callista, seule dans le noir, de l’enlever dans ses bras et de la ramener chez elle… Quel rêve romanesque stupide, pensa-t-il âprement. Et où est le cheval blanc qui doit l’emporter ?
Il ne s’était jamais imaginé un monde où l’on pouvait prendre l’épée au sérieux. Pour lui, une épée était un objet à admirer sur les murs d’un musée, ou destiné à faire faire un peu d’exercice. Il aurait voulu avoir une arme à feu ou à rayons – cela, au moins, réglerait rapidement son compte à un homme-chat. Il en avait parlé à Damon qui l’avait contemplé d’un air horrifié, comme s’il venait de parler de viol collectif, de cannibalisme et de génocide, et qui avait ensuite fait mention de quelque chose qui s’appelait le pacte. Effectivement, avant de signer le contrat avec l’Empire terrien sur Cottman IV, Andrew avait vaguement remarqué qu’on y parlait d’une Entente. Il n’y avait pas fait très attention ; on n’accorde jamais trop d’attention à ces détails techniques des cultures autochtones. Mais d’après ce qu’il avait compris, elle interdisait l’usage de toute arme mortelle qui frappait à distance. Damon avait dit que sur Ténébreuse – c’était apparemment le nom de la planète – on respectait cette Entente depuis des centaines ou des milliers d’années. L’emploi des armes à feu hors de question, l’escrime était devenue un art raffiné.
Pas étonnant qu’ils commencent à entraîner leurs enfants alors qu’ils portent encore des culottes courtes. Il se demanda si, avec le climat épouvantable de cette planète, les enfants portaient jamais des culottes courtes, puis haussa les épaules avec impatience. Il se rendit à la chambre que ses hôtes avaient mise à sa disposition, et se dirigea vers la fenêtre. Il déplaça le rideau pour essayer d’apercevoir la petite troupe de Damon, mais le groupe avait déjà dépassé le sommet de la colline.
Andrew s’allongea sur son lit, les mains sous la nuque. Il faudrait bien qu’il aille tôt ou tard dire quelques mots polis à Dom Esteban. Il ne raffolait pas du vieil homme : celui-ci avait fait de son mieux pour humilier Damon. Enfin, il était impotent, et c’était son hôte. De plus, il sentait qu’il devrait aller tenir compagnie à Ellemir. Il ne savait que lui dire, car il était conscient du tourment qu’elle éprouvait pour Callista, Damon et son père. Mais s’il pouvait se rendre utile, s’il pouvait lui faire savoir qu’il partageait son anxiété, il devait le faire.
Callista, Callista, pensa-t-il, dans quel monde m’avez-vous amené… Cependant, il éprouvait un curieux sentiment d’acceptation envers ce qui l’attendait.
La pierre-étoile de Callista qui pendait à son cou dégageait une chaleur rassurante, comme une créature vivante. C’est comme si je touchais Callista elle-même, se dit-il. Même à travers la soie, il sentait une sorte d’intimité dans l’attouchement contre sa gorge. Il se demanda où elle était et si elle allait bien.
Damon a l’air de penser que je pourrais l’atteindre à l’aide de la matrice, pensa-t-il. Il sortit la pierre de sa chemise. Doucement, se rappelant le conseil de Damon, il retira la pochette de soie avec une infinie précaution et une certaine hésitation. C’est un peu comme si je déshabillais Callista, se dit-il avec un embarras mêlé de tendresse. En même temps, à l’inconvenance de sa pensée, il faillit partir d’un fou rire nerveux.
Alors qu’il tenait délicatement le cristal au creux de ses mains, elle apparut subitement près de lui. Elle était allongée sur le côté, dans une étrange lumière bleuâtre qui ne ressemblait en rien à la lumière rouge de la pièce, son adorable chevelure emmêlée et le visage gonflé et barbouillé de larmes.
Sans manifester la moindre surprise, elle ouvrit les yeux et le regarda.
— Andrew ? dit-elle avec un doux sourire. Je me demandais pourquoi vous n’étiez pas venu plus tôt.
— Damon est parti, il est allé vous chercher.
La rancune refit surface. Qu’il ne soit pas avec eux, qu’il ne puisse pas, lui, la trouver… ! Il essaya de dissimuler sa pensée, mais se rendit compte, trop tard, qu’il était impossible de cacher quoi que ce soit, lors d’un contact aussi intime.
— Vous ne devez pas être jaloux de Damon, dit-elle tendrement. Il a été un frère pour moi, depuis notre enfance.
Andrew se sentit honteux. Ce n’est pas la peine de prétendre que je ne suis pas jaloux. Il va falloir que j’apprenne à ne pas éprouver de tels sentiments. Il essaya de se rappeler combien il ressentait de sympathie pour Damon ; qu’il s’était rapproché de lui pendant un instant, et surtout, qu’il lui était reconnaissant de faire ce que lui, Andrew, ne pouvait faire. Callista lui sourit doucement. Il sentit confusément qu’il venait de franchir une barrière qui l’amènerait à se faire accepter comme l’un des leurs, dans ce monde de télépathes : il était déjà moins étranger à Callista.
— Vous pouvez me rejoindre dans le surmonde, maintenant, dit-elle.
— Je ne sais pas comment faire, répondit-il d’un air impuissant.
— Prenez la pierre et regardez-la. Je la vois, vous savez. C’est comme une lumière dans l’obscurité. Mais il ne faut pas que vous veniez là où se trouve mon corps. Si mes gardiens vous voyaient, ils me tueraient peut-être, pour qu’on ne puisse me faire échapper. Je vais venir à vous.
Subitement, sans transition, couchée une seconde avant, la jeune fille apparut au pied du lit.
— Allez-y. Laissez votre corps derrière vous. Sortez de votre corps.
Andrew se concentra sur la pierre en luttant contre la vague de nausée et de terreur qui l’envahissait. Callista lui tendit la main, et, soudain, il se trouva debout, bien qu’il lui semblât ne pas avoir bougé. Au-dessous de lui, couvert de ces vêtements épais et étranges que Damon lui avait prêtés, restait son corps, immobile sur le lit, le cristal dans les mains.
Il tendit la main et, pour la première fois, toucha celle de Callista. C’était un contact éthéré, mais c’était un contact, il le sentait, et il vit à l’expression de Callista qu’elle le sentait aussi.
— Oui, vous êtes réel, vous êtes là. Oh ! Andrew, Andrew…
Elle s’appuya contre lui. Andrew avait l’impression de tenir une ombre, mais malgré tout, il sentait le poids de la jeune fille contre lui, il sentait la tiédeur et le parfum de son corps, la légèreté de ses cheveux. Il voulait l’étreindre, la couvrir de baisers, mais quelque chose en elle – une sorte de recul, d’hésitation – le retint de donner libre cours à son impulsion.
Je ne suis pas censé penser à une gardienne. Elles sont sacro-saintes. Intouchables.
Elle leva la main et posa ses doigts diaphanes sur la joue d’Andrew.
— Nous aurons assez de temps pour penser à tout ça plus tard, dit-elle doucement, quand je serai avec vous, tout près de vous…
— Callista, vous savez que je vous aime, dit-il d’une voix hésitante.
Les lèvres de Callista tremblèrent.
— Je le sais, et je n’y suis pas habituée. Je crois qu’en d’autres circonstances, cela me ferait peur. Mais vous êtes venu à moi quand j’étais très seule, et que je craignais de me faire brutaliser ou violer… Peut-être même tuer. Ce n’est pas la première fois qu’un homme me désire, dit-elle avec simplicité. Bien sûr, on m’a enseigné – par des moyens dont vous n’avez aucune notion – à ne pas y réagir, même en pensée. Avec certains hommes, je me sentais… dégoûtée, comme si des insectes rampaient sur mon corps. Mais il y en a eu certains pour qui j’aurais voulu… voulu, comme je le voudrais maintenant pour vous, savoir répondre à leur désir. Peut-être même savoir les désirer aussi. Comprenez-vous cela ?
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