Esteban fit une grimace.
— Très bien, mon fils. J’admire ton cran. Je voudrais que ton habileté soit à la mesure de ton caractère.
Il leva les poings et les abattit sur les coussins avec rage.
— Par les enfers de Zandru ! Me voilà, diminué et inutile comme l’âne de Durraman, et toute mon adresse, toute ma connaissance…
Sa fureur tomba tout d’un coup.
— Si j’avais le temps de t’entraîner, reprit-il enfin, d’une voix plus faible, tu n’es pas un incapable… mais nous n’avons pas le temps, pas le temps. Tu dis qu’avec ta pierre-étoile, tu peux défaire leur damnée invisibilité ?
Damon acquiesça. Eduin avança alors jusqu’au lit et s’agenouilla.
— Seigneur Istvan, je dois une vie au seigneur Damon. Permettez-moi de l’accompagner à Corresanti.
— Vous êtes blessé, mon vieux, dit Damon, profondément touché. Et vous avez déjà eu à vous battre une fois.
— Quand même, protesta Eduin. Vous avez dit que j’étais meilleur bretteur que vous. Laissez-moi vous garder, seigneur Damon. Vous devez porter la pierre-étoile.
— Miséricordieuse Avarra ! souffla Dom Esteban. Voilà la solution !
— J’accepte volontiers votre compagnie et votre épée, si vous vous sentez assez fort, dit Damon en posant une main sur l’épaule d’Eduin.
Il était dans un état de sensibilité telle que le flot de dévouement et de gratitude qu’il percevait en l’homme le décontenançait.
— Mais vous devez vos services à Dom Esteban. C’est à lui de vous donner la permission de m’accompagner.
Ils se tournèrent vers Esteban. Il avait les yeux fermés, et Damon se demanda si cette conversation l’avait fatigué. Mais en voyant ses sourcils froncés, il comprit que le blessé était plongé dans une profonde réflexion. C’est alors qu’Esteban rouvrit les yeux.
— Dis-moi donc, Damon, demanda-t-il. Sais-tu bien te servir de ta pierre-étoile ? Je sais que tu as le laran et que tu as passé plusieurs années à la tour. Mais est-ce que Leonie ne t’a pas renvoyé ? Si c’était pour une raison d’incompétence, mon idée ne marchera pas, mais…
— Ce n’était pas pour incompétence, dit Damon paisiblement. Leonie ne s’est pas plainte de mon travail. Elle a dit que j’étais trop sensible, et qu’elle avait peur que ma santé n’en souffre.
— Regarde-moi dans les yeux, Damon. Est-ce la vérité ou de la vanité ?
Il y avait des moments où Damon détestait positivement cet homme dépourvu de délicatesse.
— Si je me souviens bien, dit-il en soutenant le regard d’Esteban sans fléchir, vous avez assez de laran pour le découvrir vous-même.
Dom Esteban eut à nouveau un sourire sans joie.
— Je ne sais comment, ni où tu as trouvé suffisamment de caractère pour me tenir tête, cousin, mais c’est bon signe. Quand tu étais adolescent, tu avais peur de moi. Est-ce seulement parce que je ne vais jamais plus me lever que tu as le courage de me faire face ?
Il fixa à son tour les yeux de Damon – un contact rude comme sa poigne solide.
— Je te demande pardon d’avoir douté de toi, cousin, mais ceci est trop important pour que j’épargne les sentiments de qui que ce soit, même les miens. Penses-tu que je me réjouisse à l’idée qu’un autre va devoir aller au secours de ma fille préférée ? Enfin. Je vois que tu es doué. Connais-tu l’histoire de Régis V ? Les Hastur régnaient en ce temps-là. C’était avant que la couronne ne passe dans la lignée des Elhalyn.
Damon fronça les sourcils, tâchant de se rappeler les vieilles légendes.
— Régis V… n’avait-il pas perdu une jambe à la bataille du col du Dammerung… ?
— Non, dit Dom Esteban. Il avait perdu une jambe parce qu’on l’avait trahi et que des assassins l’avaient attaqué pendant son sommeil. Afin qu’il ne puisse plus se battre en duel et qu’il perde ainsi une bonne moitié des terres Hastur. Il envoya à sa place son frère Rafael, qui était une sorte de moine et n’avait aucune expérience en matière de duels, et qui pourtant se battit contre sept hommes et les tua tous. Depuis ce jour, le château Hastur est aux mains des Hastur en bordure des montagnes. Et cela, Rafael avait pu le faire, parce que Régis, encore immobilisé, avait pu guider ses gestes depuis son lit, grâce à la matrice qu’il avait encastrée dans l’épée et qui les maintenait en contact.
— Un conte de fées, dit Damon.
Malgré tout, il sentait un étrange picotement dans le dos. Dom Esteban secoua la tête, autant que les sacs de sable le lui permettaient.
— Sur l’honneur du domaine Alton, Damon, protesta-t-il avec véhémence, ce n’est pas un conte de fées. Ce talent était connu depuis longtemps, mais de nos jours, peu de Comyn ont la force ou le courage de le faire. À présent, ce sont les femmes qui manient les pierres-étoiles. Pourtant, si j’étais sûr que tu as le talent de nos ancêtres avec une matrice…
Damon comprit avec effarement où Dom Esteban voulait en venir.
— Mais…
— Tu as peur ? Crois-tu que tu pourrais supporter le contact du don Alton ? Si cela te rendait capable de te battre contre les hommes-chats, avec mon adresse ?
Damon ferma les yeux.
— J’ai besoin d’y réfléchir, dit-il honnêtement. Ce ne serait pas facile.
Pourtant… si c’était le seul moyen de sauver Callista ?
Dom Esteban était le seul homme au monde capable de passer à travers une embuscade d’hommes-chats. Damon s’était échappé comme un lapin en laissant mourir ses gardes. Il fallait qu’il prenne sa décision tout seul. Pendant un moment, personne n’exista plus dans la pièce, que Dom Esteban et lui.
Il s’approcha du lit et regarda l’homme prostré.
— Si je refuse, mon oncle, ce n’est pas que j’aie peur. Seulement, je ne suis pas sûr que vous ayez la force d’entreprendre une chose pareille dans votre état. Je ne savais pas que le don Alton s’était reproduit en vous dans toute son intégrité.
— Oh ! oui, je l’ai, dit Esteban, le fixant avec une intensité effrayante. Mais toute ma vie, je n’ai jamais cru avoir besoin d’autre don que ma force physique et mon adresse aux armes. Pourquoi crois-tu que Callista a été choisie parmi toutes les filles des Domaines pour devenir gardienne ? Le don Alton est la faculté d’établir un rapport de force, et j’ai reçu quelque entraînement dans ma jeunesse. Mets-moi à l’épreuve si tu veux.
Ellemir vint glisser sa main dans celle de Damon.
— Père, protesta-t-elle, vous ne pouvez pas faire une chose pareille, c’est épouvantable !
— Épouvantable ? Pourquoi donc, ma fille ?
— Cela va à l’encontre de la loi la plus sévère du Comyn : personne ne doit dominer l’esprit et l’âme d’un autre.
— Et qui parle de son esprit et de son âme ? demanda le vieil homme, ses sourcils broussailleux se soulevant comme deux grosses chenilles. C’est son bras et ses réflexes qui m’intéressent, et je peux les dominer. Et je ne le ferai que de son plein gré.
Il essaya de tendre la main vers Damon, grimaça de douleur et se renversa entre les sacs de sable.
— À toi de décider, Damon.
Andrew était pâle et inquiet. Damon ne se sentait guère plus rassuré, et la main d’Ellemir tremblait dans la sienne.
— Si c’est le meilleur moyen d’arriver à Callista, dit-il lentement, j’accepterai plus encore. Si vous vous sentez assez fort, seigneur Esteban.
— Si mes sacrées jambes pouvaient seulement bouger !… Je me suis battu avec de pires blessures. Prends une épée d’entraînement. Eduin, prends l’autre.
Damon enfila le masque, tourna son côté droit vers Eduin. Le garde salua. Il lui faisait face, les pieds écartés, la pointe de son épée au sol. Damon sentit la peur l’envahir.
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