Il poussa un gémissement. Le son rompit la concentration et brisa le rythme en mille morceaux. Damon et Ellemir levèrent rapidement la tête avec inquiétude.
— Que se passe-t-il ? demanda Damon doucement.
— … mal de mer, dit Andrew entre ses dents.
La pièce vacillait autour de lui, lentement, et il tendit la main pour trouver un support. Ellemir était pâle. Damon se passa la langue sur les lèvres.
— Ça arrive. Bon sang ! Tout cela est trop nouveau pour vous. Si seulement… Aldones ! Si seulement nous avions du kirian. Mais puisque nous n’en… Ellemir, tu es sûre qu’il n’y en a pas ?
— Je ne crois vraiment pas.
Je ne me sens pas très bien moi-même, pensa Damon. Ça ne va pas être facile.
— Pourquoi est-ce que ça produit un tel effet ? demanda Andrew.
Damon perdait patience. C’est bien le moment de poser des questions stupides ! Sa colère, se dit Andrew avec incrédulité, ressemblait à une lueur rouge pâle qui cernait son corps.
— La pièce… ça tourne, dit Andrew.
Il se renversa sur sa chaise et ferma les yeux.
Damon fit un effort pour conserver son sang-froid. Ça n’allait pas être facile, même s’ils étaient tous en harmonie totale. S’ils commençaient à se disputer, ce ne serait même pas possible . Andrew entreprenait une expérience inattendue et pénible avec des étrangers, et se trouvait en proie au malaise causé par le surmenage de ses centres extra-sensoriels jusqu’à présent inutilisés. Damon ne devait pas s’attendre qu’il demeure calme. Rester maître de soi était strictement sa responsabilité. C’était une fonction de gardienne : maintenir tout le monde en rapport. Un travail de femme. Enfin, homme ou femme, pour le moment, c’est mon travail.
Il ralentit sa respiration.
— Je suis désolé, Andrew. Tout le monde passe par là, tôt ou tard. Je suis désolé que ce soit si dur. Je voudrais pouvoir y faire quelque chose. Vous vous sentez mal parce que, premièrement, vous êtes en train d’utiliser une partie de votre cerveau dont vous ne vous servez pas habituellement. Deuxièmement, parce que vos yeux et vos centres d’équilibre réagissent aux efforts que vous faites pour amener certains, disons, certaines fonctions automatiques, sous contrôle volontaire. Je ne voulais pas me mettre en colère. Mais il y a un certain degré d’irritabilité physique que je n’arrive pas à bien contrôler, non plus. Essayez de ne rien fixer avec vos yeux, si vous le pouvez, et appuyez-vous à ces coussins. Le malaise va probablement disparaître dans quelques minutes. Faites de votre mieux.
Andrew resta allongé, les yeux fermés, jusqu’à ce que la nausée et le vertige soient partis. Il fait de son mieux. Ce qu’il ressentait était semblable aux sensations physiques qu’on éprouve quand on réagit mal à une drogue : une sorte de nausée qui n’était pas assez forte pour le faire vomir, des éclairs de lumière dans les yeux. Enfin, il n’en mourrait pas. Il avait eu des gueules de bois bien pires.
— Ça va mieux, dit-il.
Damon lui jeta un regard surpris et reconnaissant.
— En fait, c’est bon signe que vous soyez malade maintenant, dit-il. Cela signifie qu’il se passe quelque chose. Êtes-vous prêt à recommencer ?
Andrew fit signe que oui et, cette fois-ci sans instructions, recommença à se concentrer sur le rythme de la matrice. C’était plus facile, à présent. Il se rendit compte qu’il n’avait même plus besoin de fixer le cristal : il sentait les vibrations par le bout des doigts.
Non, ce n’était pas une sensation physique. Il essaya d’identifier exactement la nature de cette sensation quand elle se reproduisit, mais il la perdit immédiatement. Quelle importance cela avait-il ? L’essentiel était d’y rester ouvert. Il rétablit le contact – une partie de mon cerveau que je n’ai jamais utilisée auparavant ? – et sentit sa respiration se synchroniser avec la pulsation invisible. Peu de temps après, alors qu’il avait l’impression de tâtonner dans le noir, il sentit son cœur décélérer graduellement et finalement battre en mesure.
Il s’escrima dans le noir, pendant un long moment, contre les multiples rythmes transversaux qui semblaient être tantôt à l’intérieur, tantôt à l’extérieur de son corps. À peine avait-il dompté un élément de cet orchestre de percussion, à peine l’avait-il obligé à se soumettre à l’harmonie envahissante, qu’un autre s’échappait et déclenchait un rythme rebelle. Finalement, Andrew dut écouter et analyser soigneusement chaque son, puis, sans trop savoir comment, se concentrer délicatement sur la région où battait le rythme insoumis, le disperser, et l’accorder à la cadence désirée. Au bout d’un très long moment, il parvint à maîtriser chaque motif et fut enfin conscient d’une vibration uniforme, semblable au balancement perpétuel d’une mer sans marée. Son corps et son cerveau, les poussées de son sang, le mouvement incessant des cellules de ses muscles, les pulsations douces et lentes de ses organes génitaux, tout battait en mesure… Comme si j’étais à l’intérieur du joyau et que je flottais parmi toutes ces petites lumières…
Andrew… Un murmure des plus délicats, une partie du rythme pénétrant.
Callista ? Ce n’était pas une question. Pas besoin de réponse. Comme si nous nous tenions enlacés – cela arrivera un jour – dans une obscurité vaste et ondoyante, bercés ainsi que deux jumeaux dans un même sein. Il était à présent bien en deçà du niveau de la pensée et n’éprouvait qu’une sorte de conscience imprécise. Un fragment détaché de son esprit se demanda si c’était cela, être « accordé à l’esprit d’un autre ». Il comprit, sans saisir la réponse comme une quantité distincte, qu’il était en rapport intime avec l’esprit de Callista. Momentanément, il devina aussi la présence d’Ellemir. Sans qu’il l’ait vraiment désiré, il perçut un éclair d’intimité légèrement déroutante. Il se sentit dévoilé, comme nu, dans l’obscurité vibrante, dans un abandon qui ressemblait au rythme frénétique de l’acte sexuel. Il était conscient des deux femmes. Cela semblait complètement naturel, sans surprise ni embarras, comme faisant partie de la réalité. Puis il passa à un nouveau stade de conscience et se rendit compte que son corps était là de nouveau, froid, baigné de sueur. À ce moment-là, il découvrit aussi la présence de Damon : un contact gênant, importun, car il interrompait son intimité avec Callista. Il ne désirait pas être si proche de Damon : ce n’était pas la même chose, cela le troublait. Pendant un instant, il résista et en eut le souffle coupé. Il lui semblait que le cœur qu’il tenait entre ses mains luttait et battait plus fort… Brusquement, il y eut un éclair et une fusion. Il vit le visage de Damon, et il avait l’impression terrifiante de se regarder dans un miroir. Il sentit alors un contact fulgurant, une étreinte, encore un éclair… Puis, subitement, sans transition, il fut à nouveau conscient de son corps, et Callista disparut.
Andrew s’était effondré sur sa chaise, toujours conscient de son état. Mais le pire du malaise était passé. Damon était agenouillé à côté de lui et l’observait avec inquiétude.
— Andrew, ça va ?
— Ça… ça va, souffla Andrew qui éprouvait un embarras tardif. Nom de Dieu, qu’est-ce que…
Ellemir – il réalisa soudain qu’elle lui tenait une main, et que Damon tenait l’autre – lui donna une petite pression des doigts.
— Je n’ai pas pu voir Callista. Mais elle était là, un instant. Andrew, je vous demande pardon d’avoir douté de vous.
Читать дальше