René Barjavel - La nuit des temps
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- Название:La nuit des temps
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- Год:1968
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Il lui caressa la joue, glissa une main sous son bras, défit l’extrémité de sa bande de buste, lui dénuda une épaule et, avec la partie de la bande ainsi dégagée, lui enveloppa le cou, le menton, le front et les cheveux. C’était une tenue que les hommes et les femmes adoptaient parfois, qui ne la ferait pas remarquer, et qui laissait peu de possibilités de la reconnaître.
— Je cherche cette femme pour la sauver. Si vous savez où elle est, signalez-la. Mais ne la touchez pas... Ecoutez, Eléa ! Je sais que vous m’entendez. Signalez-vous avec votre clé, en l’enfonçant dans n’importe quelle plaque. Signalez-vous et ne bougez plus. Ecoutez-et-regardez, je cherche cette femme, Eléa 3-19-07-91...
Un homme l’a reconnue. C’est un sans-clé. Il l’a reconnue à ses yeux. Il n’y a pas de bleu aussi bleu dans les yeux d’aucune autre femme, ni à Gonda 7, ni peut-être dans tout le continent. L’homme est appuyé contre le mur, entre deux troncs grimpants, sous les branches où pendent les machines distributrices d’eau, de nourriture et des mille objets nécessaires ou superflus qu’on peut obtenir avec sa clé. Lui ne peut plus rien obtenir. Il est un paria, un sans-clé, il n’a plus de compte, il ne peut vivre que de mendicité. Il tend la main, et les gens qui viennent se servir dans la forêt des machines multicolores lui donnent le fond d’un gobelet, ou un peu de nourriture qu’il mange ou glisse dans son sac de ceinture. Pour cacher la honteuse nudité de son doigt sans bague, il porte autour de la phalange du majeur un ruban noir.
Il a vu Eléa se blottir contre Païkan, et celui-ci lui dissimuler le visage. Mais quand elle a relevé la tête pour regarder Païkan, il a vu ses yeux, et il a reconnu les yeux bleus de l’image.
Les gardes verts approchaient lentement, inexorablement. Chaque personne interpellée enfonçait sa clé dans une plaque fixée au poignet du garde. Celle de toute personne recherchée y serait restée enfoncée et fixée, la faisant prisonnière. Eléa et Païkan s’éloignèrent. Le sans-clé les suivit.
Ils n’avaient jamais pris l’ascenseur-en-commun, fréquenté surtout par les moins-bien-désignés, ceux qui ne se tenaient pas par la main, et avaient besoin de la compagnie des autres. Ils surent qu’ils ne le prendraient pas davantage maintenant : les portes pivotantes ne laissaient passer qu’une personne à la fois, avec sa clé enfoncée dans la plaque...
Ils ne prendraient ni cet ascenseur, ni aucun autre, ni les avenues de transport, ni nourriture, ni boisson. Rien. Ils ne pouvaient plus rien obtenir.
Une image gigantesque d’Eléa emplit brusquement toute la largeur de la rue.
— L’Université cherche cette femme, Eléa 3-19-07-91. Elle la cherche pour la sauver. Si vous la voyez, ne-la-saisissez-pas-ne-la-touchez-pas Suivez-la et signalez-la. Nous la cherchons pour la sauver. Ecoutez, Eléa, je sais que vous m’entendez... Signalez-vous avec votre clé !
— Ils me regardent ! Ils me regardent ! dit Eléa.
— Non, dit Païkan. Ils ne peuvent pas te reconnaître.
— Vous la reconnaîtrez à ses yeux, quel que soit son camouflage. Regardez les yeux de cette femme. Nous la cherchons pour la sauver.
— Baisse les paupières ! Regarde par terre !...
Une triple file de gardes verts déboucha au carrefour de la onzième rue et de la Transversale, et s’avança à la rencontre des autres. Il n’y avait plus d’issue. Païkan jeta autour de lui un regard désespéré.
— Regardez bien les yeux de cette femme...
Chacun des yeux de l’image était grand comme un arbre, et le bleu de l’iris était une porte ouverte dans le ciel de la nuit. Les paillettes d’or y brillaient comme des feux. L’image tournait lentement pour que chacun pût la voir de face et de profil.
Accablée par cette présence démesurée d’elle-même, Eléa baissait la tête, courbait le dos, crispait sa main sur la main de Païkan qui l’entraînait vers les portes de l’Avenue, dans l’espoir de s’y faufiler par la sortie. L’image impalpable leur barrait la route. Ils arrivèrent tout près d’elle. Eléa s’arrêta et leva la tête. Du haut de son visage gigantesque, ses yeux immenses la regardaient dans les yeux.
— Viens... dit doucement Païkan.
Il la tira vers lui, elle se remit à marcher, un brouillard de mille couleurs frissonnantes l’enveloppa : ils étaient entrés dans l’image. Ils en émergèrent devant les portes d’accès de l’Avenue. Les battants de la sortie s’ouvrirent brusquement sous la poussée d’une foule d’étudiants qui couraient. Garçons et filles, tous avaient le torse nu, extrêmement maigre. Les filles s’étaient peint sur chaque sein un grand X rouge, pour nier leur féminité. Il n’y avait plus ni filles ni garçons, rien que des révoltés. Depuis le début de leur campagne, ils jeûnaient un jour sur deux, et le deuxième jour ne mangeaient que la ration énergétique. Ils étaient devenus durs et légers comme des flèches.
Ils couraient en scandant le mot « Pao » qui signifie « non » dans les deux langues gonda. Païkan et Eléa s’enfoncèrent parmi eux à contre-courant, pour franchir les battants avant qu’ils se referment.
— Pao !... Pao !... Pao !... Pao !...
Les étudiants les bousculaient et les entraînaient, ils repartaient en avant, Païkan écartant la foule comme une étrave. Les étudiants se cognaient sur eux, glissaient à gauche et à droite, semblaient ne pas les voir, hallucinés par la faim et par leur cri répété.
— Pao !... Pao !... Pao !... Pao !...
Ils parvinrent enfin à la porte. Mais un bloc l’emplit et déborda, les repoussant devant eux. C’était une compagnie de gardes blancs de la Police du Conseil, au coude à coude, la main gauche armée.
Froide, efficace, sans émotion, la Police blanche ne se montrait que pour agir. Ses membres étaient choisis par l’ordinateur avant l’âge de la Désignation. Ils ne recevaient pas de clé, ils n’avaient pas de compte de crédit, ils étaient élevés et entraînés dans un camp spécial au-dessous de la 9 eProfondeur, au-dessous même du complexe des machines immobiles. Ils ne montaient jamais à la Surface, rarement au-dessus des machines. Leur univers était celui du Grand Lac Sauvage dont les eaux se perdaient dans les ténèbres d’une caverne inexplorable. Sur ses rives minérales, ils se livraient sans arrêt à des batailles sans pitié les uns contre les autres. Ils se battaient, dormaient, mangeaient, se battaient, dormaient, mangeaient. La nourriture qu’ils recevaient transformait en activité de combat leur énergie sexuelle inemployée. Quand le Conseil avait besoin d’eux, il en injectait une quantité plus ou moins importante où le besoin s’en faisait sentir, comme un organisme mobilise ses phagocytes contre un furoncle, et tout rentrait rapidement dans l’ordre. Ils étaient couverts, tête et pieds compris, d’un collant de matière blanche semblable à du cuir, qui ne laissait libre que le nez et les yeux. Personne n’avait jamais su quelle était la longueur de leurs cheveux. Ils portaient deux armes G, également de couleur blanche, l’une à la main gauche, l’autre sur le ventre, du côté droit. Ils étaient les seuls à pouvoir tirer des deux mains. Le Conseil les avait lancés dans la ville pour liquider la révolte des étudiants.
— Pao !... Pao !... Pao !... Pao !...
Le bloc des gardes blancs continuait à sortir, compact, des battants de l’Avenue, et s’avançait vers les étudiants dont les jupes multicolores tourbillonnaient dans la rue, escaladaient les arbres. La foule, sentant venir le choc, s’enfuyait vers toutes les issues possibles. Bloquée par les gardes verts aux deux extrémités de la rue, elle refluait vers les entrées des ascenseurs et de l’Avenue. Une image nouvelle du Président surgit à la voûte, horizontale, longue comme la rue, couchée au-dessus de la foule et parla.
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